Les voleurs de missels, par Christophe Donner
La première fois que je suis entré dans une église, c’est probablement quand ma tante s’est mariée. Je dis « probablement » parce que je ne sais pas si ça compte quand on ne s’en souvient pas. En tout cas, il y a une photo qui montre toute la famille Gosset sur le parvis de l’église de Sceaux, et je suis bien obligé de me reconnaître, à 3 ou 4 ans, tenant un coin de la traîne de la mariée. La première église dont je me souvienne, c’est celle de Saint-Médard, en bas de la rue Mouffetard. Avec Jean et Pascal, on devait avoir 10 et 11 ans, on était entrés pour chourer des missels. Un des casses les plus audacieux et les plus risqués de l’histoire du banditisme, il faut le reconnaître. Après que ma mère nous eut appris la différence entre un missel et une bible, nous avons été tenus de les rapporter, mais sans avoir à nous humilier devant le curé en demandant pardon au prodigue saint Médard. Juste les remettre à leur place. Quelques années plus tard, je me suis de nouveau retrouvé dans une église ; celle de San Moisè, à Venise. J’y étais entré pour y planter un cierge, et implorer ledit Moisè de venir à notre secours ; on n’avait plus de fric pour payer l’hôtel et Jim était en train d’en demander à Brialy pour qu’on puisse rentrer à Paris. Prière non exaucée, et on a dû se débrouiller autrement. En attendant, après avoir allumé mon cierge, j’ai découvert ce tableau étrange de Pietro Liberi (1605-1687), L’Exaltation de la Croix et sainte Hélène. Etrange parce qu’il m’avait tout l’air d’une descente de croix prise depuis les coulisses. Caché par la Croix qu’il avait portée et qui l’avait porté, le Christ n’offrait qu’un peu de son bras gauche et encore moins de son genou droit. Je m’étais donc figuré que le peintre avait pris des libertés en inversant le regard traditionnel sur cet épisode de la Passion, créant une oeuvre transgressive. Le même genre de transgression, toutes choses égales par ailleurs, que dans le film que Jim venait justement de présenter à la Mostra, et qui prétendait bouleverser les conventions cinématographiques en montrant les techniciens au travail, les acteurs aux toilettes, les producteurs en transe, bref, en filmant le cinéma en train de se faire.
J’appris par la suite – et j’en fus édifié – que, en réalité, c’était seulement en 326 que sainte Hélène avait découvert la Croix. Elle avait été brisée et enfouie avec celles des deux larrons et, pour la distinguer, il avait fallu passer les morceaux de bois au détecteur de sainteté : une paralytique miraculeusement guérie à la vue de la bonne Croix avait fait l’affaire. J’ignorais tout ça, à l’époque. C’est là que j’ai compris que les tableaux accrochés dans les églises n’étaient pas forcément des croûtes rescapées des révolutions, des pillages napoléoniens ou des inventaires.
Pourquoi je vous parle de ça ? Ah oui, parce que Dora P me faisait remarquer l’autre jour, en passant devant l’église Saint-Eustache, que la plupart des gens qui protestent contre la fermeture des musées n’y allaient jamais avant la crise sanitaire, et ne vont pas non plus aujourd’hui dans les églises, où ces paresseux soi-disant amateurs d’art trouveraient pourtant de quoi compenser leur prétendue frustration. Or il y en a partout, des chefs-d’oeuvre, il suffit d’écouter Guillaume Kazerouni, le grand spécialiste de l’art religieux en France, qui vantait justement l’autre jour sur je ne sais plus quelle radio les vertus muséales de nos églises, ces lieux accessibles et gratuits, ouverts à tous et à toute heure. Il parlait notamment de l’église Saint-Eustache, encore elle, qui compte parmi ses trésors Les Disciples d’Emmaüs, peint par Rubens, et Le Martyre de Saint-Eustache, peint par Simon Vouet. Mais, lorsque l’érudit commissaire a évoqué la somptueuse chaire à prêcher dessinée par Victor Baltard et sculptée par Victor Pyanet, je me suis souvenu non sans émotion que le conservateur qui a passé deux ans à restaurer ce chef d’oeuvre n’est autre que Jean, le petit voleur de missels. ✸