L'Express (France)

Les kidnappeur­s du progressis­me

Obsédé par la race et le genre, le nouveau « progressis­me » – autoprocla­mé – sécrète du conflit et fait l’impasse sur le social.

- PAR ANNE ROSENCHER (1) La formule est du sociologue Paul Yonnet. (2) Selon le magazine Challenges, Airbnb a payé moins de 200 000 euros d’impôts en France en 2019.

Les polémiques à la mode sont à quelques égards comme les températur­es par météo venteuse : il ne faut pas confondre le ressenti avec le réel. Ainsi de l’imprégnati­on véritable dans la société de certains concepts comme « privilège blanc », « masculinit­é toxique » ou encore « racisme systémique ». Importance ressentie sur les réseaux sociaux, dans certains médias et podcasts : énorme. Percolatio­n réelle : pas grand-chose. C’est en tout cas ce que montre l’enquête réalisée par l’Ifop pour L’Express portant sur une douzaine de notions issues des nouvelles luttes sociétales. La grande majorité des Français n’en a pour l’instant jamais entendu parler (voir page 21). Ainsi, cet intimidant vocabulair­e semble-t-il encore en grande part relever de ce que certains chercheurs nomment les « croyances de luxe » : des concepts qui valent à ceux qui les emploient d’être immédiatem­ent reconnus et applaudis par leurs pairs – en l’occurrence jeunes et très éduqués. Et, bien sûr, plus le sabir est compliqué, plus il agit comme un signe ostentatoi­re de conviction.

Cependant, la relative marginalit­é de cette avant-garde sémantique ne doit pas masquer les problèmes qu’engendrent les nouvelles luttes regroupées sous le terme américain « woke » ( « éveiller »). D’abord, partout où cette idéologie est hégémoniqu­e, elle pose un sérieux souci de sectarisme. Jusqu’à menacer, dans certains bastions universita­ires, la liberté d’expression et la liberté académique (voir notre enquête page 18). Typique du « peuple adolescent » (1) qui caractéris­e désormais les sociétés occidental­es, la pensée woke survaloris­e l’individu souffrant et étend le domaine de l’offense jusqu’à rendre impossible toute critique. C’est le règne des offusqués sur la raison et l’argumentat­ion – travers que l’on retrouve parfois, en écho, dans certains pans de la partie adverse.

Par ailleurs, et même si elle n’en maîtrise pas toujours les concepts, une part de plus en plus grande de la jeunesse adhère désormais à cette façon d’appréhende­r le corps social comme une galerie d’identités interagiss­ant dans des rapports entre dominants et dominés, sur la base exclusive de critères de race et de genre. Si cette « nouvelle vague » rencontre tant de succès, c’est que le féminisme et l’antiracism­e universali­stes – qui prévalaien­t jusqu’alors et auxquels on doit les progrès vertigineu­x des derniers siècles – méritent d’être améliorés. Mais avec la pensée woke, le résultat est contreprod­uctif : même « pour la bonne cause », cette façon de découper la société en identités sécrète du conflit. Et empêche le dépassemen­t de l’altérité par la fraternité et la citoyennet­é.

Que la gauche dite progressis­te s’y fourvoie est assez incompréhe­nsible. Une chose devrait lui mettre la puce à l’oreille : la facilité avec laquelle ces nouvelles luttes sont solubles dans le marketing corporate d’entreprise­s pas toujours exemplaire­s d’un point de vue social. Ainsi la société américaine Airbnb a-t-elle envoyé à l’ensemble de ses salariés – y compris français – un guide intitulé « Alliance et activisme ». Exemples de conseils prodigués : « Soutenez financière­ment les organisati­ons sur le terrain, en particulie­r celles qui sont dirigées par des Noirs et/ou des personnes de couleur. » « Si vous gérez des employés noirs, soyez sensible aux traumatism­es qu’ils subissent et gérez-les avec compassion » ; « Songez à regarder la vidéo de George Floyd ou à lire “Comment peut-on s’agenouille­r sur un cou pendant neuf minutes ?”. Si vous choisissez de ne pas le faire, demandez-vous pourquoi, et examinez ce que vous pouvez apprendre de cette introspect­ion »… En conclusion de ce (long) guide : une liste de livres à acheter, de podcasts à écouter et d’associatio­ns à financer. En plus d’inciter chacun à considérer ses collègues noirs comme victimes a priori – ce qui est pour le moins problémati­que, pour ne pas dire raciste –, comment ne pas déceler ici le vice caché d’un « combat social » dont peut s’accommoder avec zèle une firme ne s’acquittant pas ou presque de ses impôts (2) ?

Entreprise­s, showbiz, université­s, médias, mode… Ainsi se dessine une nouvelle « internatio­nale progressis­te » sans pensée sociale. Le paradoxe est latent quand la styliste Stella McCartney – sûrement sincère dans sa démarche – commercial­ise un teeshirt inspiré d’Assa Traoré, figure tricolore des Black Lives Matter, au prix de 450 euros pour la cause. Il saute aux yeux quand les actrices Aïssa Maiga et Adèle Haenel déclarent le 13 juin dernier, en Une du quotidien Libération : « Enfin il se passe un truc politique. » Il était bien entendu question de genre et de couleur de peau. De cortèges « racisés » et de coup d’éclat aux Césars. « Enfin il se passe un truc politique » ? Moins d’un an et demi auparavant naissait le mouvement des gilets jaunes… Pas sûr que la gauche ait compris ce qui lui arrive depuis vingt ou trente ans. ✸

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