L’art de la guérilla dans les facultés
Depuis l’irruption des études de genre et de race en France, le conflit entre chercheurs s’envenime. Les enseignants opposés à ces thèses, taxés de réactionnaires, craignent la marginalisation.
Rififi confiné chez les bourdieusiens. Et cela en raison d’une contribution… sur les valeurs de la gauche. En avril 2020, la revue Savoir/Agir s’est déchirée autour d’un article proposé par la philosophe Stéphanie Roza, critique de l’exaltation de l’identité dans les travaux universitaires. « C’était sur l’anti-universalisme de gauche, raconte cette chercheuse au CNRS. L’article convenait au chef de la rubrique consacrée aux tribunes libres, mais pas à une partie du comité de rédaction. » L’enseignante rit jaune : « Je crois qu’ils faisaient partie du problème que je décrivais… » Un membre du comité éditorial n’en est pas revenu : « On a proposé que le papier soit publié et qu’ils le critiquent dans le numéro suivant. C’est une controverse scientifique. Ils ont refusé, mais sans argumenter sur le fond. » S’en suivent des échanges d’e-mails houleux, les universalistes sont qualifiés de « gauche réac », des menaces de création d’une nouvelle revue sont formulées. Plusieurs sociologues quadras, plus en phase avec la vieille garde, s’en vont.
L’anecdote pourrait ne raconter que les querelles de chapelle d’un pan de la sociologie. Ce serait nier la place singulière dans le paysage des idées de Savoir/Agir, fondée en 2007 par un groupe emmené par Gérard Mauger, exécuteur testamentaire de Pierre Bourdieu, sur les bases d’un manifeste consacré au combat « social » du professeur au Collège de France. Ce serait ignorer, surtout, les tensions extrêmes qui traversent les départements de sciences humaines à l’université, autour des usages de nouveaux concepts, particulièrement ceux liés aux discriminations en raison de la couleur de peau ou du genre. De plus en plus, la science et le militantisme woke, comprendre « progressiste », se mêlent : des enseignants font du « racisme d’Etat » en France une réalité scientifique tandis que d’autres voient dans l’écriture inclusive un progrès indéniable, confirmé par des études.
A l’inverse, comme sur certains campus américains, critiquer le recours à la race ou au genre pour expliquer une situation devient, selon des universitaires qui défendent ces usages, la preuve d’un engagement réactionnaire. « Dire qu’il ne faut pas utiliser l’écriture inclusive, c’est une position conservatrice, c’est souvent être
conservateur », raisonne devant nous un enseignant acquis à l’intersectionnalité, cette analyse conjointe des discriminations liées au genre, à la race et à la classe sociale. Dans L’Obs du 25 février, la philosophe Sandra Laugier, promotrice de ces thèses, éreinte la position critique de l’historienne Elisabeth Roudinesco en ces termes : « Je suis tout de même un peu étonnée qu’elle se laisse porter par des thèmes qui constituent en ce moment le kit de la pensée réactionnaire. » Un syllogisme qui fait souvent mouche dans le monde de la recherche. « Un collègue m’a récemment dit qu’“être traité de raciste, c’est comme être traité de pédophile, une fois que c’est fait, il n’y a plus qu’à raser les murs” », sourit Stéphanie Roza.
Les collaborations des uns et des autres sont épiées, instrumentalisées
A en croire plusieurs chercheurs, l’extrême rareté des recrutements pousse, en outre, à ne pas prendre le risque de s’aliéner les plus engagés des jurés. « Quand vous avez 100 candidats pour un poste de maître de conférences, et que l’avis d’un seul membre du jury peut tout changer, vous n’avez pas très envie d’être pris en grippe et donc d’être identifié sur ces questions », pointe Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à Paris-II Panthéon-Assas et docteur en sciences politiques. Autre aspect qui incite à se fondre dans le moule du moment : la prime à l’internationalisation des parcours. En sciences humaines, publier en anglais signifie souvent s’ouvrir aux thématiques faisant la part belle au genre. « Dans les congrès internationaux, les séminaires consacrés au genre ou à l’intersectionnalité sont près d’être majoritaires », relève le sociologue Jean-Louis Fabiani.
La dynamique paraît bien être du côté des promoteurs de ces études : 28 thèses de doctorat en préparation comportent le mot « race » dans leur titre, et 102, le mot « genre », selon le site Theses.fr. A Sciences po, quelque 25 cours dispensés de la licence 1 au master 2 ont pour thème le genre. Un diplôme d’études de genre a été créé dans la grande école, ainsi que des parcours de master à Paris 1 PanthéonSorbonne et à l’EHESS. Dans ce dernier établissement, la frontière entre la science et le militantisme se brouille au point que, avant le Covid, plusieurs cours du master « Etudes de genre » avaient lieu dans le local de la Brêche, diminutif de « Baraque radicale des êtres qui chatouillent l’Etat », un collectif qui milite contre le « racisme d’Etat » et pour des réunions ponctuelles en « non-mixité raciale ou trans », comprendre réservées à ces minorités.
La bataille culturelle se mène avant tout par tribunes interposées. Les listes de signataires et les collaborations des uns et des autres sont épiées, instrumentalisées. Alors qu’il devait intervenir dans un séminaire de master de linguistique à l’université de Dijon, pour une séance consacrée à l’écriture inclusive, en décembre 2019, Jean Szlamowicz, professeur des universités et spécialiste critique du sujet, a reçu un e-mail incendiaire du doyen de l’établissement. « J’ai été saisi par de nombreuses collègues qui étaient scandalisées que vous soyez invité, indique le responsable. Le fait que vous soyez rédacteur de ce torchon sexiste et raciste qu’est Causeur vous discrédite d’un point de vue scientifique […] Nous [n’avons] pas besoin d’inviter un polémiste qui n’exprime qu’une opinion. » En réalité, Jean Szlamowicz a publié quatre textes pour le site de Causeur, entre 2018 et 2019. Aucun sur l’écriture inclusive. Finalement, son intervention aura lieu l’année scolaire suivante.
Isabelle Barbéris, maître de conférences en arts du spectacle et critique des études décoloniales, a, elle, obtenu en 2020 une délégation d’un an au CNRS, mais a dû s’engager par écrit à ne pas faire mention de cette appartenance dans ses prises de position publiques. Le sociologue Stéphane Dorin, exclu de son laboratoire à Limoges en novembre 2018 pour s’être opposé à la venue de la militante racialiste Houria Bouteldja dans un amphithéâtre, a dû attendre la décision du tribunal administratif de Limoges du 11 février 2021 pour être définitivement réintégré. Virginie Chaillou-Atrous, docteure en histoire de l’esclavage, a vu sa nomination en tant que maître de conférences à la Réunion annulée car quatre membres de son jury se sont désistés : ils souhaitaient que le poste échoie à un Réunionnais « de souche ».
Ces cas sont-ils représentatifs d’un certain climat ? Frédérique Matonti, professeure de sciences politiques à Paris-I, où elle donne notamment un cours intitulé « genre, race et classe », estime que non : « Ces prétendues persécutions, c’est un grand fantasme. Ce sont toujours les deux-trois mêmes exemples qui sont mentionnés, et qui ne disent rien de l’état de l’université aujourd’hui . » Elle considère même que la ministre Frédérique Vidal, en appelant à une grande « enquête » sur « l’islamogauchisme », a ouvert une « chasse aux sorcières » intersectionnelles : « Ces propos ont eu pour effet de susciter un certain nombre de dénonciations, y compris ad hominem, sur les réseaux sociaux. » Depuis plusieurs semaines, le sociologue Eric Fassin, une des figures du « wokisme » enseignant, de toutes les pétitions, est l’objet de menaces de mort. Signe inquiétant que le débat a dégénéré. ✸