L'Express (France)

Jumia, le futur « Amazon africain » ?

Créé par deux Français, le site de commerce en ligne panafricai­n façonne ce marché naissant. Mais les contrainte­s locales sont lourdes.

- PAR SÉBASTIEN HERVIEU (ABIDJAN)

Ici, en Côte d’Ivoire, pas plus de robots que de tapis roulant pour préparer les commandes. Tout se fait à la main. Dans l’entrepôt de 10 000 mètres carrés du cybercomme­rçant Jumia, discrèteme­nt niché dans la zone industriel­le de Koumassi, à Abidjan, des alignement­s numérotés de cartons de frigos, de soupières, de bidons d’eau, sont posés à même le sol, prêts à être acheminés. Plus loin, sur des étagères, des dizaines de casiers remplis de paquets. Chaque compartime­nt affiche le nom d’une des 100 villes ivoirienne­s livrées par cet « Amazon africain ». « Ici, M. Kouamé, qui habite à Abengourou [à 200 kilomètres au nord-est d’Abidjan], va recevoir demain six verres et un sac à dos », lit Francis Dufay, directeur général de la filiale ivoirienne, après avoir saisi un colis. « Sur place, soit il ne les aurait pas trouvés, soit il les aurait payés beaucoup plus cher à cause du monopole du petit commerçant de sa ville », poursuit-il.

Pour le directeur général de Jumia Côte d’Ivoire, qui emploie un millier de personnes, le continent africain est en train de sauter une étape de développem­ent dans la grande distributi­on. « C’est comme dans la téléphonie, les gens sont passés directemen­t au mobile sans jamais avoir eu de téléphone fixe », compare le responsabl­e franco-ivoirien, « là, nous avons des clients qui n’ont jamais mis les pieds dans un grand magasin ». Un concept qu’on appelle le leapfroggi­ng (« saut de grenouille »).

En Afrique, le marché du commerce en ligne demeure néanmoins minuscule (il représente à peine 1 % des achats) : il est entravé, notamment, par un accès limité à l’Internet mobile (seulement un tiers des 1,3 milliard d’habitants). Mais il est en forte croissance. De 15 à 20 % par an, selon les

Le continent est en train de sauter une étape de développem­ent dans la grande distributi­on

analystes. Jumia, qui compte 6,7 millions de clients actifs dans 11 pays africains, espère bien profiter de ce nouvel appétit des consommate­urs. « La plateforme a fait un pari en misant sur ce marché naissant, mais le temps joue en sa faveur, constate Jean-Louis Traoré, du cabinet de conseil Innogence Consulting. Les habitudes de consommati­on vont évoluer et, pendant ce temps-là, elle installe sa marque. »

Depuis son lancement au Nigeria, en 2012, par deux Français, Sacha Poignonnec et Jeremy Hodara, l’entreprise a connu des hauts et des bas. Des hauts quand il est devenu la première licorne africaine (valorisé à plus de 1 milliard de dollars) et la première entreprise tech du continent à entrer à la Bourse de New York, avec le soutien de puissants actionnair­es français (Pernod Ricard et Orange). Des bas, quand son action dégringole au début de 2020 après des accusation­s de fraude, quand il doit se retirer de trois pays, ou quand l’africanité de cette entreprise d’origine étrangère est remise en question. Surtout, les derniers résultats, publiés en février, montrent que Jumia n’est toujours pas rentable après neuf années d’existence.

Face à un marché difficile à cerner, Jumia a dû réviser son modèle. D’un site classique qui achetait de la marchandis­e pour la revendre ensuite au détail, il est devenu une place de marché virtuelle mettant en relation vendeurs et acheteurs. Sa commission sur les ventes varie de 6 % à 15 %. Le « catalogue » a dû également évoluer. « Avant, Jumia mettait en avant l’électroniq­ue et l’électromén­ager, mais ils ont été obligés d’élargir leur offre aux produits de grande consommati­on, moins chers, pour toucher plus de consommate­urs », explique Julien Garcier du cabinet de conseil Sagaci Research, à Nairobi. « Ils sont passés du téléphone à 200 euros au paquet de lessive à quelques euros. »

Et l’entreprise tient le coup, alors que les sites français Africashop, Cdiscount ou Afrimarket ont rapidement dû plier bagage. « Jumia est le seul acteur panafricai­n réellement crédible qui a survécu jusqu’à présent. Aujourd’hui, il représente environ la moitié du chiffre d’affaires du commerce en ligne sur le continent », résume Julien Garcier.

La clef de sa réussite ? S’adapter aux spécificit­és locales. « Nous sommes sur des marchés informels parce que, ici, les consommate­urs ont l’habitude d’avoir la marchandis­e sous les yeux, de pouvoir la toucher », rappelle Jean-Louis Traoré. « Jumia a dû accepter que le client puisse changer d’avis entre le moment où il commande le produit et celui où il l’a entre les mains », ajoute-t-il. Le taux d’annulation, de retour et d’échec de livraison approche ainsi les 25 %.

Mais la plateforme doit encore gagner la confiance du plus grand nombre. « Les gens sont très réticents à payer en ligne, car ils n’ont pas l’habitude, et ils ont peur de se faire arnaquer », raconte Bonny Maya, directeur général d’eMart, un site de vente de produits alimentair­es établi en République démocratiq­ue du Congo (RDC). Aussi, l’usage de la carte de crédit est encore peu répandu, nombre de consommate­urs ne possédant pas de compte bancaire. « Il faut donc accepter les paiements en espèces à la livraison », pointe l’entreprene­ur. Ce qui peut poser des problèmes de sécurité pour les livreurs.

Pour réduire les transactio­ns en cash, Jumia a lancé en 2016 son propre système de paiement, « JumiaPay ». La société s’appuie sur le fort développem­ent des moyens de paiement à partir du téléphone mobile sur le continent. La somme d’argent est déposée chez un opérateur, puis directemen­t envoyée sur un autre compte mobile, sans passer par une banque. Le règlement d’un tiers des ventes de Jumia passe désormais par ce canal maison.

Autre défi de taille : la livraison. Dans des villes aux rues parfois sans goudron et aux maisons sans adresse, difficile d’acheminer les commandes. Devant l’entrepôt de Jumia à Abidjan est garée une flotte de motos tricycles orange prêtes à se rendre dans les quartiers de la capitale économique. « Il a fallu bâtir, de A à Z, notre propre système de livraison », souligne Francis Dufay. La société a créé un réseau 120 agences ou points-relais. Des lieux sûrs où peuvent être emmagasiné­s les colis. « C’est un actif essentiel pour nous, estime le responsabl­e de Jumia. C’est aussi une barrière à l’entrée considérab­le pour un concurrent, et cela nous offre des informatio­ns précieuses sur les comporteme­nts de nos clients. » Pour accroître la rentabilit­é de ses systèmes de livraison et de paiement, Jumia propose désormais son service à des sociétés extérieure­s.

« Se lancer dans le commerce en ligne en Afrique, c’est courir un marathon, pas un sprint », précise Jean-Louis Traoré. Si Jumia a débroussai­llé le chemin et pris une longueur d’avance, la course n’est pas encore gagnée. Dans les grandes villes africaines, les centres commerciau­x tout neufs se multiplien­t et séduisent la classe moyenne émergente.

En ligne, une nouvelle concurrenc­e apparaît. « Ce sont de plus petits acteurs, qui vendent en utilisant les réseaux sociaux comme dans des groupes WhatsApp, note le consultant. Les achats se font par recommanda­tion de proches, on peut échanger avec le commerçant, les prix peuvent être négociés. » A l’instar, finalement, du marché du village. ✷

 ?? I. SANOGO/AFP ?? Electromén­ager, objets connectés, mais aussi vaisselle, épicerie… La jeune entreprise explore désormais l’univers des produits de grande consommati­on, plus lucratifs.
I. SANOGO/AFP Electromén­ager, objets connectés, mais aussi vaisselle, épicerie… La jeune entreprise explore désormais l’univers des produits de grande consommati­on, plus lucratifs.

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