Islam et démocratie : la révolution à venir
Si l’islamisme a étendu son influence ces dernières années, il n’a pas empêché que la pensée des réformateurs musulmans continue à se frayer un chemin, assure le juriste tunisien Yadh ben Achour.
Personnalité intellectuelle et politique de la Tunisie post-Ben Ali, le juriste Yadh ben Achour a présidé en 2011 la haute instance chargée de mettre en place la transition démocratique. Depuis, les fleurs du printemps arabe se sont flétries, mais cette figure de l’islam réformiste, constitutionnaliste lettré, n’a en rien renoncé à promouvoir une vision éclairée de la religion musulmane, contrepoint érudit à l’endoctrinement islamiste. Pour l’essayiste, qui publie ces jours-ci L’Islam et la Démocratie (Gallimard), l’issue réside dans la promotion de l’idéal universaliste. Il rappelle l’existence, dès le viiie siècle, d’un islam libéral, dont la défaite au fil de l’Histoire face à l’orthodoxie ne signifie pas qu’il ait dit son dernier mot.
L’islam est en pleine révolution intérieure, écrivez-vous. Ne craignez-vous pas d’être pris pour un naïf, alors que la pression islamiste, notamment sur les sociétés européennes, n’a jamais été aussi forte ?
Yadh ben Achour Il faut distinguer ce qui attire l’attention du public et des médias et les lames de fond qui font également marcher l’Histoire, mais sans faire la Une des journaux. L’islam apparaît aux yeux d’une très grande partie de l’opinion mondiale comme le porteur du radicalisme, de la violence, de l’intolérance. Il peut l’être, en effet, au vu des circonstances actuelles. Mais n’oublions pas que, depuis le xixe siècle, une profonde réforme intellectuelle multidimensionnelle, littéraire, philosophique, politique et morale est à l’oeuvre au sein de la civilisation islamique.
Cette « reconstruction de la pensée », selon l’expression de Mohamed Iqbal [NDLR : poète indien, 1877-1938], s’est poursuivie tout au long du xxe siècle jusqu’à nos jours. Elle prend aujourd’hui une forme plus politique avec la série des révolutions arabes de 1964 (première révolution soudanaise) à 2019, en passant par celles de 2011, notamment en Tunisie. Regardez ce qui s’est passé en Algérie, avec la chute de Bouteflika, ou au Soudan, de 2018 et 2019 avec le départ d’Omar el-Bechir. Dans ce pays, la révolution se poursuit par un mouvement de « désislamisation » des lois, comme l’abolition de la peine de mort pour apostasie et l’abrogation de la loi sur la tenue des femmes. La même tendance s’observe désormais au Liban et en Irak. Ces révolutions sont antidictatoriales, démocratiques et « déconfessionnalisées ». Elles peuvent être écrasées par la force, mais elles existent et n’ont rien d’un incident de parcours.
Mais les penseurs réformistes de l’islam, eux, peinent à se faire connaître…
Et pourtant, ils existent et déconstruisent avec efficacité la pensée religieuse classique. Pour donner un exemple significatif, plusieurs intellectuels ou historiens musulmans ont mené des recherches historiques très sérieuses montrant que la majeure partie du corpus des hadiths [NDLR : les actes et paroles supposés du Prophète] n’était qu’une pure construction de leurs « rapporteurs », souvent motivée par des considérations politiques. Le fondement de la religion du monde sunnite résulte d’une incroyable manipulation historique.
L’islam des origines, contrairement à l’idée répandue, était libéral : du ixe au xiie siècle, des penseurs comme Averroès ou Avicenne se sont livrés à une interprétation du Coran en surmontant l’idée que la souveraineté du peuple était soumise à la souveraineté et à la loi de Dieu. Comment ontils dépassé ce « butoir » de la pensée musulmane ?
Ces savants, philosophes ou théologiens, comme les mutazilites des viiie et ixe siècles, Abu al-Farabi au xe, les philosophes mystiques, mais surtout Averroès, soutenaient que la loi de Dieu était interprétable. Au xiiie siècle, Najm eddine al-Tusi, pourtant hanbalite (conservateur), en est une illustration remarquable, parce qu’il soumettait les règles de droit au principe général du bien commun, qu’il place au-dessus de la charia, ce qui est une manière de relativiser la loi de Dieu. C’est ainsi que ces penseurs ont forgé une méthode nous permettant de réconcilier les droits de l’homme et ceux de Dieu. Selon eux, Dieu n’a pas voulu donner aux hommes des lois juridiques, mais des lois morales et de culte. Aujourd’hui, je propose d’en revenir à cette méthode, en faisant un pas supplémentaire : il faut abandonner l’idée même de « religion civile », qui veut que l’entièreté de la vie humaine soit régie par la loi divine, l’Etat et le droit étant au service de cette transcendance.
L’islam devrait être vécu comme une religion du for intérieur, en somme, à rebours de ce que prêchent les islamistes ?
Absolument. Les radicaux essentialisent l’islam. Mais, en soi, il n’existe pas. L’islam est un texte. Il y a des musulmans qui croient en son discours, et ce sont eux qui font parler le texte. La plus grande révolution qu’ils doivent faire, qu’ils se trouvent en Europe ou en terre d’islam, consiste à circonscrire la loi de Dieu au culte et à la conception de l’au-delà. Toutes les institutions, la vie économique, politique, doivent être réglées selon la loi civile.
Dès le xiie siècle, le libéralisme des origines a cédé la place à uneorthodoxiequi n’acessédepesersurlemondemusulman. Elle a même resserré son étreinte, ces dernières années, avec la montée du salafisme. Comment expliquer cette victoire de l’absolutisme sur l’esprit de réforme ?
Toute religion est d’abord une révolution : elle apporte une nouvelle conception de la société, de la politique, du droit et de la morale. Le problème, c’est qu’en s’institutionnalisant, avec le passage du temps, en faisant alliance avec les gouvernants, elle
devient l’expression d’un ensemble de dogmes contraignants qui finissent par produire une autre religion, celle-là contraignante et répressive. Elle se transforme en un carcan pour l’esprit, et, plus le temps avance, plus la pression et la répression s’accroissent. Le responsable n’est pas la religion, mais le trio formé par le pouvoir politique, les gestionnaires du sacré et le peuple des croyants.
Ce que vous appelez l’orthodoxie de masse…
Oui. Prenez le corps de la doctrine sunnite, c’est-à-dire ce que croient les fidèles de cette branche majoritaire de l’islam ; eh bien, il ne vient pas directement du Coran, mais de plusieurs décisions politiques,dontundécretducalifeabbassideAl-Qadir!Celui-ci a fixé de grands principes, non seulement politiques, mais également théologiques. On peut multiplier les exemples de ce type. Le « peuple des croyants » a également un poids considérable dans la formation des dogmes religieux. Avec Al-Mamun, le calife philosophe, la dynastie abbasside avait décidé d’adopter certaines thèses mutazilites et la philosophie grecque comme philosophie officielle de l’Etat. Mais cette ligne a dû être abandonnée une vingtaine d’années plus tard devant la réaction très vive des fidèles emmenés par les Hanbalites. Les thèses des imams du peuple, qui maîtrisaient les mosquées dans les grandes villes, l’emportèrent, permettant la restauration du sunnisme scripturaire, le plus formaliste, le plus légaliste.
Il faut ajouter un troisième élément : les imams et les oulémas, qui fournissent aux gouvernants la matière de leur théologie politique. Les gestionnaires du sacré, dans leur immense majorité, ont toujours soutenu le pouvoir – les juristes, surtout. La responsabilité des hommes de loi dans la formation de cette chape orthodoxe est énorme. Ils sont à l’origine de la crispation du monde musulman sur la loi. Daech, Aqmi, Boko Haram, etc. sont des dérivations de cette orthodoxie.
La férule orthodoxe n’est pas seule en cause. Le monde musulman, soulignez-vous, a un problème avec l’idée même de démocratie.
Oui, parce que, à l’instar d’autres régions du monde, il considère la démocratie comme un produit importé de l’Occident, alors qu’elle n’appartient ni aux Etats-Unis, ni à la France, ni à l’Angleterre, ni à l’Orient. La démocratie est universelle, tout simplement parce qu’elle répond à un besoin fondamental de l’homme : celui de ne pas souffrir. L’homme est un corps, un esprit qui pense et crée, et un être social. Si vous le privez de toutes ces dimensions, il est confronté à la souffrance.
Je ne connais aucun autre régime, aucune autre philosophie qui réponde mieux à ces trois exigences que la démocratie, en tant que norme, c’est-à-dire en tant qu’idéal. Si les auteurs musulmans la critiquent et la relativisent, c’est parce qu’ils font l’erreur de ne l’aborder qu’à partir de ses expériences constitutionnelles et de ses régimes particuliers, notamment la démocratie libérale occidentale. Mais c’est la règle démocratique qu’il faut considérer. Celle-ci pose comme principe le respect de la dignité, de la liberté, de l’égalité et de la participation politique. Elle implique de partir de l’homme pour asseoir son fondement, et de revenir à lui pour régler son fonctionnement. Et, en ce sens, elle est parfaitement compatible avec l’islam.
« La loi de Dieu doit être circonscrite au culte et à la conception de l’au-delà. Toutes les institutions, la vie économique, politique, doivent être réglées selon la loi civile »
C’est ce qui vous fait dire que les révolutions des pays arabes au xxie siècle sont – et c’est une première dans l’histoire de la sphère islamique – de nature démocratique ?
La révolution est une idée neuve dans le monde musulman. Jusqu’au xxe siècle, les soulèvements populaires n’avaient pas pour ambition de fonder une cité politique sur les principes de la souveraineté et de la citoyenneté. Se rebeller, c’était entrer en dissidence vis-à-vis de l’umma [NDLR : l’ensemble des croyants musulmans] indivisible et de Dieu. Aujourd’hui, le mot « révolution » renvoie à l’idée de progrès, de peuple, de dignité, de justice redistributive… Le fatalisme de la soumission est moribond. Après des siècles de domination, l’orthodoxie est contrainte de céder peu à peu du terrain.