Inflation, bientôt le retour, par Nicolas Bouzou
Depuis des décennies, elle avait disparu. Sa résurgence pourrait changer la face de la mondialisation.
Le plan Biden ressemble de plus en plus à un game changer pour l’économie mondiale, au-delà de ses conséquences pour les Etats-Unis. Comme je l’expliquais dans ces colonnes il y a quinze jours, l’ampleur des mesures annoncées (1 900 milliards de dollars), additionnée à la relance déjà mise en place sous l’administration Trump, dépasse largement ce que les spécialistes appellent l’output gap, qui mesure la différence entre le degré actuel de l’activité économique et son niveau maximal théorique. D’après les modèles macroéconomiques, l’Amérique devrait, grâce ou à cause de ces mesures, atteindre le plein-emploi quelques mois après la fin de la crise sanitaire.
Le plan Biden financé par le déficit
A partir de là, les entreprises éprouvant des difficultés de recrutement, surtout si l’immigration reste faible, devront augmenter les salaires et leurs prix.
Le plan Biden sera, au moins dans un premier temps, financé par du déficit budgétaire, lui-même aidé par la création monétaire de la Banque centrale américaine. A ce stade de l’analyse, tout semble en place pour la résurgence d’un peu d’inflation. C’est d’ailleurs ce que pensent les marchés financiers, qui intègrent depuis quelques jours dans les taux d’intérêt une petite prime inflationniste (voir page 75).
Rien d’extraordinaire, mais un petit changement tout de même. De nombreux économistes considèrent que le risque de dérapage des prix ne se matérialisera pas, ou alors de façon presque imperceptible. En effet, pour qu’il en soit autrement, il faudrait que les rémunérations augmentent durablement et que s’enclenche une « boucle prix-salaires », c’est-à-dire une course entre les coûts des entreprises et les prix de vente, comme dans les années 1970. Pour ces « rassuristes », la concurrence des pays émergents et la faible influence des syndicats empêchent toute flambée inflationniste : ce qui a été vrai par le passé le resterait à l’avenir.
Des facteurs puissants mais contingents
J’avoue être davantage convaincu par la thèse du livre de Manoj Pradhan et Charles Goodhart, The Great Demographic Reversal (Springer, 2020). Pour ces auteurs, la disparition de l’inflation sous sa forme classique (une augmentation du prix des salaires, des biens et des services) a été liée à des facteurs puissants mais contingents : l’émergence de la Chine et l’apparition d’une classe de travailleurs peu payés dans les pays émergents, qui ont tenu en laisse les coûts de production mondiaux.
Mais le contexte de l’économie planétaire est en train de changer. Avec le vieillissement, la population en âge de travailler diminue dans les pays riches, en Europe de l’Est et en Chine, ce qui a deux conséquences sur l’inflation. D’une part, la population active mondiale va se réduire, ce qui va tirer les salaires vers le haut (sauf si l’Inde et l’Afrique subsaharienne parviennent à accélérer leur développement). D’autre part, l’augmentation des dépenses de santé et la prise en charge de la dépendance vont accroître structurellement les déficits publics et rendre quasi obligatoire leurs financements par la création monétaire.
De nouvelles Trente Glorieuses ?
J’ajoute un argument à la thèse de Goodhart et Pradhan : la résurgence de la question sociale, déjà matérialisée par la volonté de Joe Biden d’augmenter sensiblement le salaire minimum aux Etats-Unis. La crise du Covid-19 a mis en lumière les « premières lignes », ces travailleurs qui ont fait tenir nos pays pendant les confinements et qui sont sous-payés au regard de ce qu’ils apportent à la collectivité. C’est typiquement l’exemple de la caissière de supermarché. Plus globalement, avec le retour de la croissance après la fin de la phase aiguë de l’épidémie, la bataille pour la valeur va agiter le débat social : les salariés vont demander davantage, surtout dans les pays anglo-saxons, où les inégalités sont fortes. L’entrée dans un monde qui rappelle par certains aspects les Trente Glorieuses, caractérisées par une croissance assez forte, tirées par l’innovation, et une inflation soutenue, alimentées par la rareté des compétences et la question sociale, me semble être une hypothèse à creuser. J’évoquais au début de cette chronique un game changer planétaire. En effet, dans une économie mondialisée, les prix des biens qui font l’objet d’échanges commerciaux ont tendance à converger, comme les salaires de ceux qui travaillent à les produire. De proche en proche, davantage d’inflation dans l’industrie américaine, c’est davantage d’inflation en Europe. Un revirement radical ! ✸