L'Express (France)

Quand Erdogan fait trébucher son économie

L’obstinatio­n du reis à décider seul de la politique monétaire a fait dévisser la devise nationale, aggravant la crise que traverse le pays.

- PAR ZAFER SIVRIKAYA (ISTANBUL)

Un vent de panique souffle sur l’économie turque. Il s’est levé le 20 mars dernier sur les hauteurs d’Ankara lorsque le président du pays, Recep Tayyip Erdogan, a limogé Naci Agbal, directeur de la banque centrale, en poste depuis… quatre mois et demi. Son remplaceme­nt par un quasiincon­nu, Sahap Kavcioglu, professeur d’économie et chroniqueu­r pour le quotidien islamo-nationalis­te Yeni Safak, a affolé les marchés. Le 22 mars, la livre turque a dévissé de 16 % face à l’euro et au dollar. Dans la foulée, les banques et les agences de notation ont revu à la baisse leurs prévisions pour 2021.

C’est probableme­nt l’obstinatio­n de Naci Agbal à augmenter les taux directeurs, conforméme­nt aux attentes des investisse­urs étrangers, mais contre l’avis du reis, qui lui a coûté son poste. En jeu : la nécessaire lutte contre l’inflation, qui atteint 15 % par an, selon les chiffres officiels. « Erdogan et son équipe sont convaincus que des taux d’intérêt élevés créent de l’inflation, ce qui est absurde », se désole l’économiste Mustafa Sönmez, pour qui ces manoeuvres consistent avant tout à « faire plaisir à un cercle d’entreprene­urs proches du pouvoir, oeuvrant dans le secteur du BTP, et qui ont besoin de taux d’intérêt faibles pour mener leurs affaires. » L’interdicti­on théorique du prêt à intérêt dans l’islam et la volonté de maintenir coûte que coûte une croissance économique positive (+ 1,8 % en 2020) l’ont emporté. Mais ce chiffre est un trompel’oeil. Depuis plusieurs années, l’économie turque pique du nez. Champion de son redresseme­nt dans les années 2000, Erdogan a commencé par bénéficier d’une forte popularité dans l’opinion et de l’admiration des chanceller­ies occidental­es ; il se voit désormais reprocher sa gestion autoritair­e et imprévisib­le. Les considérat­ions politiques à court terme (l’élection présidenti­elle de 2023) semblent primer sur le développem­ent à moyen terme. « Le pouvoir vit dans un autre monde, s’indigne l’économiste Atilla Yesilada. Il refuse toute responsabi­lité, rejette la faute sur un supposé lobby financier et de prétendus sabotages de l’économie turque. Pour des raisons de politique intérieure, Erdogan est prêt à tout pour éviter une récession, quitte à lever les restrictio­ns sanitaires et à limoger Naci Agbal… »

Conséquenc­e, le PIB par habitant est redescendu l’an dernier à son niveau de 2007 ! « Les investisse­ments fuient le pays, et les habitants se ruent sur le dollar pour sauver leurs économies », s’inquiète Atilla Yesilada. Dégradatio­n de la note de la Turquie, hausse de la dette… la dépréciati­on du numéraire pèse lourdement sur une économie très dépendante des importatio­ns. L’an dernier, Firat, trentenair­e, a créé une entreprise de gobelets en cartons. « J’en produis 10 millions par mois, les affaires marchaient bien. Mais je dois acheter ma matière première en dollars et je la revends en livres turques à mes clients locaux. Avec la chute de la livre, je dois honorer des commandes qui ne me rapportent plus rien – juste de quoi rembourser mes coûts de production », se désole le chef d’entreprise, qui se demande combien de temps la monnaie nationale va poursuivre son effondreme­nt. « Mes trois employés sont mécontents de leur salaire, ajoute-t-il. Avec l’inflation, leur pouvoir d’achat ne cesse de diminuer. Ils me demandent des augmentati­ons que je ne peux pas leur accorder. Je vais peut-être devoir licencier. »

D’ores et déjà, les plus touchés par la crise sont les précaires et les moins qualifiés. Ils constituen­t la base électorale de l’AKP, le parti d’Erdogan, et de son allié d’extrême droite, le MHP. « Pour les calmer, le pouvoir cherche à détourner l’attention sur d’autres sujets, déplore Mustafa Sönmez. Le président s’est ainsi retiré de la convention d’Istanbul, qui lutte contre les violences faites aux femmes. » Cette décision lui a valu les applaudiss­ements des cercles islamistes, mais elle a fait grincer des dents certaines électrices de l’AKP ou l’influente associatio­n Kadem, qui compte dans ses rangs… la propre fille d’Erdogan. Enfin, le procès intenté devant la Cour constituti­onnelle pour obtenir la fermeture du parti démocratiq­ue prokurde HDP, un cadeau offert aux alliés d’extrême droite, risque d’accentuer encore la polarisati­on de la société.

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