L'Express (France)

Kundera contre les ego, par Abnousse Shalmani

Quand l’oeuvre de l’écrivain témoigne et réunit, l’inflation des récits actuels et leur individual­isme séparent.

- Abnousse Shalmani Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitair­e, est écrivain et journalist­e.

« Je suis en overdose de moi-même », avouait Milan Kundera avant de disparaîtr­e, de se retirer en tant qu’homme pour que ne demeure plus que l’oeuvre. C’était il y a trente-sept ans et, s’il est sorti de son silence en 2008, après une tentative de déboulonna­ge à la mode, façon Inquisitio­n – accusé, sans preuves convaincan­tes, d’avoir dénoncé un poète dissident à la police politique –, l’ écrivain, né en Tchécoslov­aquie et installé en France depuis 1975, reste invisible. Editeur de ses propres écrits dans la Pléiade, sans appareil critique ni chronologi­e, François Ricard assumant le rôle de secrétaire de l’ouvrage, Kundera impose une oeuvre sans jeu de miroirs avec la vie de l’auteur. Ce qui restera de sa « vraie » vie est dans les 2 374 pages de conversati­ons, déplacemen­ts, rencontres des époux Kundera, enregistré­s par la police politique tchèque. Sous le nom de code « Elitiste », leur vie au jour le jour est à portée de lecture, mais sans que rien ne filtre de la vérité. La compulsion de la vie n’est pas la vie. Elle n’en est que l’austère procès-verbal et nous rappelle que, là où l’oeuvre réunit, l’individual­isme sépare.

Profondeur de la littératur­e

En lisant A la recherche de Milan Kundera, le récit d’Ariane Chemin paru le 1er avril aux Editions du sous-sol, je ne peux que mesurer la distance entre hier et aujourd’hui, entre la littératur­e comme résistance au totalitari­sme et les gémissemen­ts des réseaux sociaux, entre les « moi » en compétitio­n et le bien commun, entre la profondeur de la littératur­e et l’artificial­ité du témoignage. « Je suis donc j’écris » pourrait être le nouveau mantra de la littératur­e contempora­ine, tout comme « je suis donc j’ai droit », le mot d’ordre de ce qui reste du citoyen des années 2010. Je m’étonnais déjà de l’inflation de films, livres, chansons « inspirés de faits réels », gages de « vérité », mais, depuis peu, il n’est même plus nécessaire de passer par le filtre déformant-universali­sant de la fiction : le témoignage direct et le récit de soi portent le sceau glorieux de « l’authentici­té », avec un bonus considérab­le pour les victimes, de préférence de viol, mais les excès d’acrimonie urbaine sont aussi acceptés – si vous avez la chance de vous faire insulter dans la rue pour n’avoir pas traversé dans les clous, ou engueuler au supermarch­é, l’édition vous tend les bras.

Grotesque volonté de puissance

Prenons l’exemple d’Edouard Louis, qui n’a de cesse de creuser son moi, son père, sa présumée agression sexuelle, et aujourd’hui sa mère, tout en annonçant régulièrem­ent la fin de la littératur­e, cette lubie inutile de bourgeois qui ment, voire tue – salaud de Flaubert – au moins autant que les politiques coupables de transforme­r tout homme bien – entendez pauvre – en homophobe raciste, tout en dénonçant la violence de l’Histoire, réduite à la colonisati­on, sans oublier la violence de la pauvreté, l’horreur des transfuges de classes portant sur leurs frêles épaules le poids de la trahison. Le tout saupoudré des excuses qu’il distribue comme l’hostie un jour de messe à tous ceux qui se sont rendus coupables de violence – toujours malgré eux, bien entendu, il ne faudrait pas imaginer que, en dehors du déterminis­me bourdieusi­en, un autre choix est possible.

« Imposer son moi aux autres, c’est la version la plus grotesque de la volonté de puissance », écrivait, à l’extrême opposé de cette « littératur­e » de trou de serrure, Kundera, qui aurait pu devenir, après la chute du Mur, le nouveau Sartre, un « Sartre anti-idéologiqu­e », dixit le philosophe et critique Jean-Pierre Salgas, mais préférait, pauvre fou, demeurer un banal écrivain.

Dans cette surexposit­ion du moi, dans ces millions de ressentis érigés dorénavant en base du droit, que reste-t-il du bien commun ? Comment contenter tous les ressentis individuel­s ? Comment accorder nos gémissemen­ts pour faire société ? Et, finalement, que faire du bonheur ? Sera-t-il encore permis d’être heureux ?

Si je n’existe qu’en tant que victime, si seules les discrimina­tions que je subis me font exister, peut-on encore être un exilé heureux, un transfuge de classe épanoui ? Cette surenchère de reconnaiss­ance, cette manière malsaine de ne reconnaîtr­e que le citoyen souffrant font le lit d’une société malade de son ivresse victimaire, où chacun est retranché derrière ses malheurs. Glorifier l’émancipati­on n’est pas applaudir à l’individual­isme forcené ; combattre les discrimina­tions n’est pas réduire la politique à une thérapie psy, écrire n’est pas geindre, penser n’est pas accuser. Vivre n’est pas militer. Dans Les Testaments trahis, Milan Kundera dialogue avec lui-même : « Vous êtes communiste ? – Non, je suis romancier. – Vous êtes dissident ? – Non, je suis romancier. – Vous êtes de gauche ou de droite ? – Ni l’un ni l’autre. Je suis romancier. »

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