L'Express (France)

« Les planètes sont alignées pour une refonte de la fiscalité »

Alors que l’administra­tion Biden propose l’instaurati­on d’un taux d’impôt minimal sur les sociétés de 21 %, la création d’un nouveau régime anti-optimisati­on est à portée de main, affirme Pascal Saint-Amans, de l’OCDE.

- PROPOS RECUEILLIS PAR BÉATRICE MATHIEU

Du chaos à la lumière. La crise du Covid pourrait accoucher d’une refonte historique de la fiscalité des entreprise­s qui s’attaquerai­t aux paradis fiscaux et ferait en sorte que les multinatio­nales paient enfin des impôts là où elles réalisent le plus gros de leur chiffre d’affaires. Les discussion­s durent depuis une décennie au sein de l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s (OCDE), mais elles pourraient aboutir d’ici à l’été, l’administra­tion américaine revenant aujourd’hui à la table des négociatio­ns avec des propositio­ns audacieuse­s. Au coeur de la machine, un Français, Pascal SaintAmans, directeur du Centre de politique et d’administra­tion fiscales de l’OCDE. L’architecte de cette refonte veut croire qu’un accord majeur est possible. Interview.

Les Etats-Unis, qui ont fait souffler le chaud et le froid pendant des années sur ces sujets, reviennent aujourd’hui à la table des négociatio­ns avec la propositio­n d’un impôt minimal mondial de 21 %. Historique ? Pascal Saint-Amans

Oui, parce qu’il s’agit tout simplement de mettre fin à la concurrenc­e fiscale qui a été la règle implicite du capitalism­e au cours des cinquante dernières années ! C’est d’autant plus révolution­naire que c’est l’Amérique, la plus grande économie du monde, qui a incité ou laissé faire cette compétitio­n : malgré un taux d’imposition des sociétés très élevé en théorie, les Etats-Unis acceptaien­t de fait que leurs entreprise­s paient très peu d’impôts. La propositio­n actuelle est l’aboutissem­ent d’une réforme commencée il y a plus de dix ans. Au sortir de la crise financière de 2008, les Etats ont pris douloureus­ement conscience que la concurrenc­e fiscale avait miné leur souveraine­té, et s’est enclenchée ce que j’appelle une régulation fiscale de la globalisat­ion. La première manifestat­ion de cette prise de conscience, c’est Nicolas Sarkozy au sommet du G20 de Londres, le 2 avril 2009, déclarant : « On a mis fin aux paradis fiscaux. » Ce n’était en réalité qu’un début. On commençait alors tout juste à s’attaquer au sujet par l’angle du secret bancaire. Puis, en 2012, l’OCDE a lancé le projet BEPS [pour base erosion and profit shifting, érosion de l’assiette fiscale et transfert des bénéfices], tentative de régulation des multinatio­nales, afin qu’elles ne localisent plus leurs profits dans les pays à la fiscalité très douce, mais là où ceux-ci sont réalisés. L’idée d’un impôt minimal commence alors à émerger. Mais un certain nombre de grands pays, notamment les Etats-Unis, n’étaient pas prêts, et la négociatio­n a piétiné pendant des années…

Paradoxale­ment, vous dites que c’est Trump qui a relancé cette idée…

Oui, et c’est assez contre-intuitif. Il faut attendre la réforme fiscale de Trump pour avancer. L’ancien président américain a certes abaissé le taux d’impôt sur les sociétés de 35 à 21 %, entrant de fait dans la logique de la concurrenc­e fiscale, mais en même temps il a mis en place un embryon d’impôt minimal sur les profits des entreprise­s américaine­s réalisés à l’étranger. Biden va beaucoup plus loin : il propose de regarder le niveau de la fiscalité des entreprise­s pays par pays – c’est très important – et de prendre la différence entre les impôts payés dans chaque pays étranger et le fameux taux de 21 %, qui deviendrai­t de facto le seuil minimal. La rhétorique américaine est très puissante : il s’agit de réconcilie­r les classes moyennes avec la mondialisa­tion.

La crise du Covid a-t-elle précipité cette négociatio­n internatio­nale ? Il faudra bien trouver les moyens de rembourser toutes les dettes…

Sans aucun doute. Mais le vrai changement, c’est l’élection de Joe Biden. La nouvelle administra­tion est très résolue et active, même en comparaiso­n avec celle

d’Obama, et elle veut aboutir à une réforme durable. Cela résonne dans la période post-Covid qui s’ouvre. Au plus fort de la crise sanitaire, les gouverneme­nts ont nationalis­é les salaires, notamment en Europe avec le système de chômage partiel. La moindre des choses que l’on puisse attendre des entreprise­s, c’est qu’une fois la pandémie passée elles contribuen­t à la solidarité nationale.

Jusqu’à présent, sur ce sujet d’impôt minimal, les Vingt-Sept – notamment la France –, préconisai­ent un taux de 12,5 % seulement. Pourquoi une telle prudence ?

Je ne parlerais pas de prudence, mais de pragmatism­e. La fiscalité est au coeur de la souveraine­té des Etats, et pour avancer en Europe, il faut l’unanimité. L’Union européenne abrite en son sein un certain nombre de pays où l’imposition des entreprise­s est très douce : l’Irlande (12,5 %), la Hongrie (9 %) ou encore l’Estonie (pas d’impôt sous certaines conditions). Les Européens se sont donc dit qu’un taux minimal de 12,5 % était déjà mieux que rien, surtout dans le contexte de la mise en place par Trump d’un minimum de 10,5 %. Maintenant que les Etats-Unis proposent un seuil à 21 % et un durcisseme­nt de leur dispositif avec une approche pays par pays, les cartes sont rebattues.

Justement, les petits Etats comme la Hongrie ou l’Irlande peuvent-ils ralentir ou bloquer les négociatio­ns ?

Oui, bien sûr. C’est d’autant plus vrai en Europe. Si on veut que cette règle mondiale soit appliquée dans l’UE, il faudra qu’elle soit transposée en directive, et chaque pays aura alors un droit de veto. Maintenant, si les Etats-Unis, la première économie de la planète, fixe ce taux pour elle-même, cela implique que factuellem­ent le taux d’imposition irlandais, par exemple, s’aligne sur celui des Américains. Car le business irlandais est majoritair­ement américain. Si l’administra­tion Biden dit aux géants de la Tech : « OK, vous êtes installés en Irlande, mais les profits que vous ferez là-bas seront taxés chez nous à 21 % », de facto, cette décision rend presque caduque le système fiscal très doux de l’Irlande…

Quelles recettes fiscales au niveau mondial peut-on espérer avec cette réforme ?

Un montant de l’ordre de 150 milliards de dollars par an.

Cette négociatio­n internatio­nale comporte aussi un autre volet, la taxation des activités numériques. Là aussi, Biden tend la main aux Européens ?

L’Amérique revient à la table des négociatio­ns avec une propositio­n très audacieuse et novatrice. Les Etats-Unis ne veulent pas que seuls les géants du numérique soient visés. Ils proposent de taxer les vrais gagnants de la mondialisa­tion, c’est-à-dire toutes les multinatio­nales, quel que soit leur secteur, qui bénéficien­t de véritables rentes. Les 100 plus grandes entreprise­s mondiales concentren­t à elles seules la moitié des profits mondiaux. Ces superprofi­ts seront donc redistribu­és entre les pays en fonction du lieu où ils ont été réalisés. La propositio­n américaine revient donc à réallouer des droits à taxer. Elle sera acceptée par l’Europe, et notamment la France, si les Gafam sont effectivem­ent taxés.

Quels sont aujourd’hui les points de blocage ?

Evidemment, ils sont nombreux. Il faut d’abord que les avancées de Biden soient ratifiées par le Congrès américain. Ensuite, c’est une négociatio­n à 140 pays, et le timing est très serré, puisque nous devons tout boucler en deux mois. Reste que, politiquem­ent, les Etats et les peuples ont faim d’une solution. Dans le monde post-Covid, on ne peut pas continuer à laisser les entreprise­s loger leurs profits où elles le souhaitent alors que les Etats les ont sauvées. Il y a un alignement des planètes.

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 ??  ?? Architecte de la réforme, Pascal Saint-Amans évalue ses recettes au niveau mondial à 150 milliards de dollars par an.
Architecte de la réforme, Pascal Saint-Amans évalue ses recettes au niveau mondial à 150 milliards de dollars par an.

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