L'Express (France)

Russie Ukraine : Vladimir Poutine veut-il la guerre ?

Moscou continue de masser ses troupes le long de la frontière entre les deux pays. La moindre étincelle pourrait mettre le feu aux poudres.

- PAR CHARLES HAQUET

En train ou en camion, ils ont quitté le Caucase et la Sibérie pour rejoindre la Crimée et la région de Voronej, frontalièr­e de l’Ukraine. Difficile de connaître leur nombre exact, mais on parle d’au moins 4 000 hommes. Du jamais-vu depuis le début de la guerre du Donbass, en 2014, et la création des république­s autoprocla­mées de Louhansk et de Donetsk, soutenues par Moscou. De part et d’autre de la ligne de démarcatio­n, on s’agite. Le 3 avril, l’Organisati­on pour la sécurité et la coopératio­n en Europe (OSCE) a relevé plus de 1 000 escarmouch­es entre les troupes ukrainienn­es et les sécessionn­istes. Quelques jours plus tôt, le 26 mars, quatre soldats ukrainiens avaient été tués dans des combats – les plus meurtriers depuis le début de l’année.

La tension ne cesse de monter entre Kiev et Moscou. Et, bien que le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a déclaré, le 1er avril, que ces « simples manoeuvres » ne visaient qu’à « assurer la sécurité de Moscou », l’affaire est jugée suffisamme­nt sérieuse en Occident pour provoquer, ce même jour, une réunion d’urgence à l’Otan. Quant au secrétaire à la Défense américain, il a assuré son homologue ukrainien du « soutien indéfectib­le » des Etats-Unis.

A quoi joue Vladimir Poutine? A l’Ouest, la question divise les chanceller­ies autant que les états-majors. L’hypothèse la plus probable est une tentative du président russe de faire pression sur les Occidentau­x, alors que les négociatio­ns sur le conflit du Donbass, qui a causé la mort de 14 000 personnes depuis 2014, sont bloquées. « Ce n’est pas la première fois qu’il se comporte ainsi, décrypte le politologu­e ukrainien Volodymyr Fesenko. Qu’il accentue la pression militaire traduit son exaspérati­on face à l’intransige­ance ukrainienn­e dans le processus de paix. Poutine veut régler ce conflit à ses seules conditions, c’est-à-dire obtenir l’autonomie des provinces séparatist­es de Louhansk et de Donetsk. Ces mouvements de troupes sont aussi le moyen de tester la réaction de l’Ouest en cas d’escalade du conflit. » Notamment celle de la nouvelle administra­tion américaine, qui va envoyer deux navires de guerre en mer Noire. « Dans tous les cas, conclut l’expert, la situation est très sérieuse. »

Une offensive russe n’est pas à exclure. La menace la plus forte pèse sur le sud de l’Ukraine, dans la bande côtière comprise entre la péninsule de Crimée et la frontière russe. Vladimir Poutine pourrait être tenté de « faire la jonction » entre ces deux territoire­s, en mettant au passage la main sur le port stratégiqu­e de Marioupol. Dans son entourage, certains se plaisent à évoquer ce scénario. « Les habitants du Donbass veulent faire partie de notre grande et généreuse patrie. Nous sommes obligés de leur fournir cela. Mère Russie, ramenez le Donbass à la maison », a ainsi déclaré, le 28 janvier, la patronne de la chaîne de télévision RT, Margarita Simonian. Plus récemment, le président a passé le weekend du 20 mars dans la taïga sibérienne avec son ministre de la Défense, Sergueï Choïgu. « Ils ne se sont pas vus pour boire de la bière et se promener en forêt », ironise James Sherr, chercheur au Centre internatio­nal de défense et de sécurité, en Estonie. Plutôt qu’un assaut de grande ampleur, ce dernier imagine plutôt un déploiemen­t de pseudo-soldats de la paix le long de la ligne

de démarcatio­n, dans les territoire­s occupés par les séparatist­es. « Pour les Russes, cette option aurait le mérite de préserver les arrangemen­ts territoria­ux existants et de laisser planer la menace d’une interventi­on ciblée appuyée par des drones, qui briserait les défenses ukrainienn­es et mettrait la Russie en position de force pour négocier. » Mais l’ancien président ukrainien Petro Porochenko a un avis différent sur la question : « Regardez comme l’attention du monde est concentrée sur la vaccinatio­n plutôt que sur la menace russe, dit-il à L’Express. Et voyez aussi comment la diplomatie du vaccin modifie l’opinion internatio­nale envers Moscou ! Poutine n’a pas choisi ce moment par hasard… » Selon l’ancien chef d’Etat, qui a combattu l’armée russe durant son mandat, le maître du Kremlin « veut obliger le gouverneme­nt ukrainien à dialoguer avec les dirigeants sécessionn­istes du Donbass, qui sont ses marionnett­es. Ainsi, la Russie ne serait plus perçue comme partie prenante du conflit, mais comme un médiateur et un facilitate­ur ». Et d’ajouter : « Nos partenaire­s internatio­naux ne doivent pas tomber dans ce piège ! »

A Moscou, la lecture de la situation est tout autre. « La popularité du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a beaucoup baissé ces derniers mois, remarque Andreï Kortounov, directeur général du Conseil russe pour les affaires internatio­nales. Certaines de ses décisions récentes, comme la fermeture de trois chaînes de télé russophone­s, montrent qu’il a radicalisé sa position vis-à-vis de Moscou pour donner des gages aux nationalis­tes ukrainiens. » En s’attaquant, en février, à Viktor Medvedchou­k, chef du principal parti prorusse à Kiev et ami personnel de Vladimir Poutine, Zelensky a montré son intransige­ance à l’égard de Moscou.

Mais attention de ne pas aller trop loin. Son appel, le 6 avril, à accélérer l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan a certaineme­nt plu à son électorat. Mais il a aussi donné toute légitimité à son adversaire russe pour se mobiliser. « Kiev ne fera qu’exacerber la crise ukrainienn­e par sa décision d’adhérer à l’Otan », a rétorqué Dmitri Peskov. En réalité, personne, à Kiev comme à Moscou, n’a vraiment intérêt à déclencher une guerre, mais la moindre erreur pourrait mettre le feu aux poudres. « Poutine n’a pas envie d’annexer le Donbass, estime Andreï Kortounov. Il préfère que la situation reste en l’état. Mais, si les Ukrainiens cherchent à reconquéri­r par la force les provinces séparatist­es, il interviend­ra, car il ne laissera pas tomber les centaines de milliers d’habitants qui, dans ces régions, ont acquis la citoyennet­é russe. »

Situation à haut risque, donc. En attendant une reprise des négociatio­ns avec la France et l’Allemagne au sein du « format Normandie » ? Une réunion pourrait avoir lieu dans les prochains jours, sans grand espoir. Depuis la création de ce groupe de négociatio­n, en 2014, le cessez-le-feu entre l’armée ukrainienn­e et les forces séparatist­es a été rompu à 29 reprises…

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Le président russe à Moscou, le 18 mars, lors de la fête organisée pour célébrer le 7e anniversai­re de l’annexion de la Crimée.
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