Michel Barnier : une ligne manque à son CV
L’ancien ministre publie un livre sur le Brexit, dont il fut le négociateur. Et veut en profiter pour trouver sa place dans la campagne présidentielle.
Il est conseiller général du canton de Bourg-Saint-Maurice, en Savoie, depuis quatre ans quand, à l’autre bout du pays, à Amiens, naît Emmanuel Macron. Michel Barnier est alors le benjamin des conseillers généraux après avoir battu un curé défroqué ; il deviendra un grand élu local, président pendant presque dix-huit ans du conseil général. Et puis il sera député, longtemps, ministre, souvent, de Mitterrand (sous la cohabitation), de Chirac, de Sarkozy, commissaire européen aussi, deux fois, négociateur en chef du Brexit. « Il a accédé à une reconnaissance de chef d’Etat », dira dans Le Monde le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, Clément Beaune. N’en jetez plus. Et pourtant, si.
C’est une histoire de CV complet et de reconnaissance incomplète. Hors de nos frontières, il est une figure qui compte. Et pas seulement à Bruxelles : nos meilleurs ennemis, les Anglais, se sont interrogés, en 2020, à travers deux pages du Daily Mirror : serait-il le « patient zéro », lui qui fut parmi les premiers contaminés du Covid ? Même Boris Johnson lui posa la question, sur le ton de la boutade, lors d’un entretien. Ici, il a toujours considéré ne pas être estimé à sa juste valeur, lui, l’impatient n° 1.
En 2002, Michel
Barnier participe activement à la campagne qui conduira à la réélection abracadabrantesque de
Jacques Chirac. Une fois que le président sortant a battu JeanMarie Le Pen, Michel
Barnier ne se voit rien proposer. Deux ans plus tard, commissaire européen, il fait passer un message à l’Elysée : il ne peut quitter son poste à Bruxelles que pour le Quai d’Orsay, par décence vis-à-vis des Européens. « Il sait être malin », note l’un de ses amis. Et ça marche ! Le voilà qui succède à Dominique de Villepin comme ministre des Affaires étrangères. Plus dure sera la chute. A peine un an plus tard et au lendemain d’un référendum perdu sur l’Europe, il est débarqué. Là n’est pas le pire, qui se trouve dans le nom de son successeur : il s’appelle en effet Philippe Douste-Blazy, et ses compétences internationales et son appétence pour la diplomatie n’avaient pas frappé les esprits. « Il en a beaucoup voulu à Chirac, se rappelle
Il veut sauver LR, sa famille, sauver la droite, y compris contre elle-même
un proche. En même temps, imaginer que les promesses sont toujours tenues, c’est mal connaître la politique, non ? »
Entre les Barnier et Chirac, ce fut décidément un festival de malentendus. Oui, les Barnier. Car, en 1977, une dame interpella le président du RPR de l’époque à propos d’une investiture du parti, lors d’un meeting sur la place des femmes dans la société : « Pour qui nous prenez-vous ? Vous nous expliquez ici le contraire de ce que vous faites à Paris. » Chirac répondit, puis se pencha vers son voisin de tribune, Michel Barnier, celui-là même qu’il venait soutenir pour des législatives : « C’est qui, cette bonne femme ? – C’est ma mère. »
Déçu du chiraquisme, déçu du macronisme. Ce président arrivé sur l’air de l’Hymne à la joie ne pouvait qu’attirer l’oreille, et l’oeil, de Michel Barnier. Or il juge que ce jeune chef d’Etat a manqué le coche, confronté à un vrai problème de gouvernance, à un exercice solitaire, voire arrogant du pouvoir. C’est aussi un rendez-vous manqué entre les deux hommes. Avec Emmanuel Macron, oui, il a parlé de la présidence de la Commission européenne, non, son appartenance à LR ne posait pas de problème au chef de l’Etat. Michel Barnier reconnaît une incompréhension et donc une déception : il pouvait être le premier Français depuis Jacques Delors à être propulsé à la tête de la Commission. Le président aurait aussi joué avec l’idée de le nommer à Matignon pour remplacer Edouard Philippe – en l’occurrence il a surtout joué avec les nerfs de l’intéressé, et ne s’en est pas fait un allié.
Dans La Grande Illusion (Gallimard), le pavé qu’il publie en mai, le Savoyard glisse un avertissement et une résolution : le premier porte sur les leçons du Brexit, la seconde évoque la manière dont il entend être utile à la France. Cette colère sociale qui explique le vote des Britanniques, il l’a perçue dans le mouvement des gilets jaunes. « J’ai géré pendant quatre ans quelque chose d’improbable qui s’est produit » – suivez son regard. Improbable, comme la victoire de Marine Le Pen en 2022, qui peut aussi advenir, il le croit, il le craint. La prochaine élection présidentielle, c’est donc celle de plusieurs dangers : la victoire de l’extrême droite, la disparition de la droite. Barnier veut sauver LR, sa famille, ce courant auquel il a adhéré à l’âge de 14 ans, sauver la droite y compris contre elle-même, contre ses querelles idéologiques, contre ses divisions personnelles.
En politique, deux choses arrivent assez rarement (c’est une manière polie de signifier jamais) : pour les électeurs, dire merci ; pour les responsables, passer son tour. La tunique européenne n’est pas la plus facile à porter par les temps qui courent. Barnier est conscient que la dérégulation, erreur majeure de Bruxelles, nuira longtemps à la cause, et pas seulement elle : l’excès de bureaucratie, le manque de réactivité. Il espère démontrer que sur ce terrain-là il a l’avantage de savoir mieux que les autres ce qu’il faut changer de l’intérieur. Il l’a dit un jour à Emmanuel Macron : créer un vide entre le président et Marine Le Pen, c’est risquer d’y tomber. Seulement voilà, la génération de droite d’aujourd’hui n’a aucune envie d’être plus raisonnable que celles qui l’ont précédée. « Je n’ai aucune fébrilité, et si j’ai passé l’âge d’être opportuniste, il ne faut pas douter de ma détermination », confie-t-il souvent à ses amis. « Utile » n’est pas seulement l’intitulé d’un album de Julien Clerc, c’est tout un programme. Mais Xavier Bertrand, Valérie Pécresse ou Laurent Wauquiez connaissent la chanson.
Lui est de son temps, ce n’est pas un hasard s’il emprunte à Jean Renoir le titre de son livre. Il apprécie la nuance, il aime « marcher au milieu de la route », comme il dit. Il prône le dialogue, y compris social, en toutes circonstances, oserait-on dire à l’allemande ? Il raconte souvent que c’est sa mère, encore elle, qui lui a appris à respecter les autres : « Quand on est sectaire, c’est qu’on n’est pas sûr de ses idées. » Il est de son temps, celui où s’afficher comme un passeur entre générations, comme il le fut dans son département de Savoie, ne relevait pas seulement du voeu pieux. ✷
— P. 26. Michel Barnier : une ligne manque à son CV
— P. 27. Macron : le président et la mort
— P. 28.Ne jetez pas les préfets avec l’eau de l’ENA !