L'Express (France)

Présumé coupable, la vie suspendue

Thierry a été blanchi d’une accusation de viol sur mineur. Son accusatric­e ne l’accepte pas. Plongée dans une affaire à contre-courant de l’air du temps.

- PAR AGNÈS LAURENT

C’est une affaire ordinaire, une affaire de notre temps. Celle d’une jeune femme qui porte plainte pour viol contre un entraîneur sportif qu’elle a connu adolescent­e. Celle d’un homme accusé d’agression sexuelle et devant rendre des comptes devant la justice. Mais depuis que la plainte a été classée pour absence d’infraction – ce que la plaignante n’accepte pas – , cette histoire a pris une autre tournure. Elle nous interroge sur notre capacité à trouver un équilibre entre écoute des victimes au terme, parfois, d’un très long silence, et respect de la présomptio­n d’innocence. Elle nous met en garde sur le danger qu’il y a, dans des affaires si sensibles, à laisser prospérer les tribunaux médiatique­s et populaires plutôt que la voix de la justice.

Eté 2020. A son retour de vacances, Thierry découvre qu’il est suspendu à titre conservato­ire de toutes ses activités liées au handball. Ce sport, c’est sa passion. Il a 46 ans, est éducateur spécialisé de métier, mais voilà trente ans qu’il joue dans différents clubs, et presque autant qu’il arbitre dans ces confins de l’Ile-de-France où il a grandi et construit sa vie. Abasourdi, il tente d’en savoir plus. Il finit par apprendre qu’il est visé par une plainte pour viol et abus sexuels sur mineur de moins de 15 ans par personne ayant autorité.

Un an plus tôt, à l’été 2019, Fanny a envoyé une lettre au procureur de Chartres (Eure-et-Loir), le plus proche de son domicile. Elle y raconte des faits remontant à 1995. Elle a alors 14 ans, elle fait du hand dans un club de la région parisienne ; Thierry est son entraîneur, elle est amoureuse de lui, elle se montre insistante, un jour de juin, il accepte de la voir en dehors du club, la fait monter dans sa voiture – il a alors 21 ans. C’est là que les versions divergent : elle dit qu’il lui a imposé une fellation sous la contrainte ; lui, qu’il a simplement exigé qu’elle arrête de le poursuivre ou de lui écrire. S’ensuivront, selon elle, des relations

sexuelles consenties jusqu’en 1996, ce qu’il nie également.

L’affaire éclate vraiment début 2020. Fanny n’a eu aucune nouvelle de sa plainte, elle trouve que les choses traînent. Elle répond à un appel à témoins lancé par L’Obs. Le magazine vient de publier des extraits du livre de la patineuse Sarah Abitbol sur les abus sexuels dont elle a été victime et enquête sur le « #MeToo du sport ». « Je voulais montrer que le problème n’était pas uniquement dans le sport de haut niveau et que le handball, toujours vu comme un sport propre, pouvait être concerné aussi », raconte Fanny. Coïncidenc­e ? Au moment où l’article paraît, Fanny est auditionné­e par les gendarmes.

A la même période, elle alerte la fédération de handball, qui a mis en place une cellule de signalemen­t. A l’été 2020, quand Thierry est suspendu, voilà déjà plusieurs mois que la ligue d’Ile-deFrance investigue sur lui. Avec d’autant plus d’attention que d’autres affaires graves ont été signalées dans le secteur. La direction départemen­tale du ministère des Sports, qui chapeaute les clubs, lance aussi une enquête. Thierry, lui, mesure l’ampleur du séisme. D’abord, il faut expliquer à ses copains du hand qu’il ne reprendra pas l’entraîneme­nt. « Je ne pouvais pas leur dire la vérité, j’ai raconté que j’avais une blessure au talon d’Achille », se souvient-il.

Mais c’est surtout le reste qui l’inquiète. Son employeur va-t-il être mis au courant ? Lui qui travaille dans un foyer pour adolescent­s en difficulté sait à quel point une accusation comme celle-là peut être destructri­ce. Il devient nerveux, irritable. « J’entendais parler d’autres histoires à la radio, sans recul ni précaution, j’étais terrifié », raconte-t-il. Il faut aussi expliquer à la famille. Il décide de taire l’affaire à sa plus jeune fille, 11 ans, mais l’évoque avec l’aînée de 17 ans, qui passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux.

Fanny poste de nombreux messages évoquant sa plainte sur ses pages Facebook et ses blogs. Elle interpelle plusieurs personnali­tés du monde du hand régional et national qu’elle juge insuffisam­ment impliquées ou trop proches de celui qu’elle appelle son « agresseur ». A la fédération, on estime pourtant avoir pris le temps de l’écouter. « Je peux vous assurer qu’elle a été entendue par différente­s personnes, mais il y a des choses qu’elle nous demandait que nous ne pouvions pas faire. Et nous ne sommes pas juges », insiste Rémy Lévy, vice-président de la fédération et avocat.

En octobre, la ligue régionale entend les deux parties. Elle estime qu’elle n’a pas les éléments pour prendre une sanction contre Thierry et renvoie à la décision judiciaire afin de statuer. La suspension à titre conservato­ire n’a plus lieu d’être. Pour Thierry, c’est une première victoire. Le soir même, il va au gymnase raconter à ses coéquipier­s pourquoi il a raté l’entraîneme­nt pendant plusieurs mois. En décembre, c’est au tour du ministère des Sports de se prononcer. La décision est sans équivoque : « absence de sanction » à l’unanimité. La commission a jugé que « la personnali­té de la victime questionne et jette un doute sur la crédibilit­é » de ses accusation­s, elle note aussi que « le fait de travailler à proximité d’adolescent­s sans que des incidents soient signalés » joue en faveur de Thierry.

« J’ai l’impression que tout le monde sait et va se dire : “Ah, c’est lui” »

Pour ce dernier, l’horizon s’éclaircit un peu. Mais de plus en plus de gens sont au courant. Le hand est un petit monde. Début 2021, Fanny relance un appel à témoins, qu’elle a déjà diffusé, pour rechercher d’autres victimes. Sans succès, mais les éléments d’identifica­tion de Thierry sont de plus en plus précis. Un nouvel article sur l’affaire donne tant de détails qu’il est extrêmemen­t facile de le reconnaîtr­e. Des gens qu’il n’a pas vus depuis des années le contactent pour savoir si c’est de lui qu’on parle. Le 3 février 2021, Thierry est entendu sous le régime de la garde à vue. « On m’a appelé deux jours avant pour me dire de venir sans ceinture, j’avais demandé qu’on ne me mette pas les menottes, mais j’y ai eu droit pour aller à l’expertise psychologi­que, c’est la loi, paraît-il », raconte-t-il, encore marqué par l’expérience.

Un mois plus tard, la plainte est classée sans suite. Les abus sexuels pour prescripti­on, le viol qui, lui, n’est pas prescrit, pour « absence d’infraction ». Enfin, une vraie victoire qui lui permettra d’effacer ces mois d’opprobre, pense-t-il alors. Mais Fanny n’accepte pas cette décision de classement pour « absence d’infraction ». Elle utilise les réseaux sociaux pour le dire, elle parle d’une erreur, annonce avoir écrit une lettre au procureur afin d’exiger des explicatio­ns, elle relaie à l’envi un nouvel article qui vient de paraître dans un magazine sur son affaire, elle en conteste un autre qui évoque le classement sans suite de sa plainte.

Du côté de Thierry et de son entourage, l’ambivalenc­e l’emporte. Tous savent Fanny fragile – elle vient de faire un burnout – et n’ont aucune envie de la mettre en danger, mais ils souhaitent aussi retrouver leur sérénité. Une amie de Thierry, également responsabl­e d’un comité départemen­tal, vient de porter plainte pour harcèlemen­t à son encontre. Pendant des mois, elle a été la cible de messages de Fanny la mettant en cause. Thierry s’apprête à faire de même, pour harcèlemen­t et dénonciati­on calomnieus­e. Fanny voit cela comme une menace, visant à empêcher les victimes de parler. Tous deux affirment vouloir simplement qu’elle arrête d’évoquer publiqueme­nt l’affaire. « Ce qui me gêne, ce n’est pas qu’elle ait porté plainte, mais qu’elle en parle dans la presse et sur les réseaux sociaux, précise Thierry. Et ce qui me met hors de moi, c’est qu’en agissant ainsi elle fait du mal à des jeunes femmes qui ont vécu des attoucheme­nts et dont la parole est mise en doute. » Son avocate est plus sévère sur le traitement médiatique accordé à ce genre d’affaires : « Il n’y a plus de place pour le doute, regrette Me Delphine Meillet. C’est le paradoxe de la libération de la parole : on la muselle dès qu’elle ne va pas dans le sens du vent. »

Sans le dire, Thierry pense surtout aux dégâts que ces mois ont fait dans sa vie, à ce projet d’adoption qu’il avait avec sa compagne et qui n’aboutira sans doute pas, à la situation financière délicate dans laquelle il se trouve, au hand qu’il a le droit de reprendre sans vraiment oser – « J’ai l’impression que tout le monde sait et va se dire : “Ah, c’est lui” » ; et à tous ces chuchoteme­nts qu’il imagine dans son dos – « il n’y a pas de fumée sans feu », « on ne devient pas éducateur par hasard », ou ces « tu sais, il a toujours été un peu dragueur ». Les oubliera-t-il un jour ? ✷

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