L'Express (France)

Bienvenue au « chapelet » football club !

- SÉBASTIEN POMMIER

Alors qu’un projet de ligue européenne crée la polémique, les multipropr­iétaires sont déjà à pied d’oeuvre.

Des Saoudiens à Châteaurou­x, des Emiriens à Troyes… : le football profession­nel hexagonal se globalise. En Ligue 1 et Ligue 2, plus d’un quart des clubs sont déjà aux mains d’actionnair­es étrangers. Certes, la France a toujours été une terre d’accueil pour les investisse­urs avec ses actifs bon marché et ses joueurs bien formés. Mais jamais l’économie du secteur n’avait été si proche du monde de l’entreprise. Depuis quinze ans, on assiste même à la création de congloméra­ts de clubs formant comme un chapelet autour du cou de riches propriétai­res usant du foot pour faire rayonner leur marque ou leur pays. Les deux têtes de gondole de ce système ? City Football Group (CFG), dix clubs – dont Manchester City et le petit dernier, Troyes, racheté en septembre 2020 – et Red Bull, cinq clubs. Leur méthode ? « Les dirigeants de City investisse­nt dans le monde entier et déclinent leur recette comme l’a fait Disney avec ses parcs à thèmes », analyse Luc Arrondel, économiste du sport, qui parle d’un « laboratoir­e ambulant du foot business ».

Pour le boss de CFG, Ferran Soriano, ancien vice-président du FC Barcelone, il est inconcevab­le d’avoir « 500 millions de fans à travers le monde et de ne générer que 500 millions de dollars de revenus par an ». C’est pourquoi City pratique l’intégratio­n horizontal­e mêlant profits et synergies. Pour chaque équipe rachetée, il pioche dans son vivier de technicien­s formés par Pep Guardiola, le célèbre coach catalan de Manchester. Il y adjoint les services de la maison mère – gestion des ressources humaines, avocats, détection de talents – et mutualise même les contrats. Le groupe vient ainsi de signer un accord mondial avec l’équipement­ier Puma pour dix ans. Montant du chèque ? Autour de 750 millions d’euros au total.

Le City à la sauce émirienne est devenu un modèle pour les multipropr­iétaires. Et Abdullah bin Mosaad, récent repreneur

de la Berrichonn­e de Châteaurou­x, l’a bien compris. Lui aussi originaire du Golfe, ce petit-fils du fondateur de l’Arabie saoudite qui a fait fortune dans l’industrie du papier tente de s’en inspirer. S’il n’a pas

Avec l’inflation

des montants des

transferts, les talents

sont rares et chers

la surface financière du cheik Mansour d’Abu Dhabi, le Saoudien sait se montrer malin. En 2013, il prend 50 % de Sheffield United (Yorkshire), alors en 3e division anglaise. Il l’a depuis hissé jusqu’en Premier League, l’élite nationale. Le club vaudrait déjà plus de 200 millions d’euros, alors qu’il l’a arraché pour 5,6 millions d’euros.

En plus de la Berrichonn­e et de sa vitrine anglaise, l’homme d’affaires s’est offert une équipe en Belgique (Beerschot), une autre en Inde (Karala United) et un petit club dans son pays (Al-Hilal). Pour structurer l’ensemble, l’homme vient de créer un groupe à Genève, United World, pour l’heure une simple adresse montée par l’intermédia­ire d’un restaurate­ur, Ahmed Dardari, domicilié près du lac Léman. Pas à la fête sur le terrain, Châteaurou­x est dernier de Ligue 2. Mais United World a mandaté Michel Denisot, ancien président du club, pour qu’il pilote la « Berri ». Et le groupe espère un jour répondre au soft power des Emirats arabes unis (City) et du Qatar (PSG), dont il jalouse les réussites sportives et financière­s.

Toujours est-il que le modèle « chapelet » fait de plus en plus sens. Avec l’inflation des montants des transferts, les talents sont en effet rares et chers. « Certains clubs sont montés jusqu’à 80 contrats profession­nels. Pour City ou Red Bull, leur réseau permet de faire jouer les jeunes avant de les orienter en fonction des besoins du groupe », explique Christophe Lepetit, du centre de droit et d’économie du sport de l’université de Limoges. « Un peu comme pour un jeune diplômé qui entre chez Danone, c’est un vrai parcours de carrière pour identifier le prochain Mbappé », confirme Vincent Chaudel, économiste et fondateur de l’Observatoi­re du sport business. Prenez le Guinéen Naby Keïta. Formé à Istres, il débarque dans la galaxie Red Bull (RB) en 2014 pour 1,5 million d’euros, enchaîne deux saisons au RB Salzbourg (Autriche), puis rejoint la tête du réseau au RB Leipzig. Deux ans plus tard, il est revendu à Liverpool pour 60 millions d’euros. Jackpot ! « C’est vraiment une nouvelle ère qui s’ouvre, et la crise financière devrait renforcer cette mutation », juge Luc Arrondel. « C’est le sens de l’histoire. Le foot demande de plus en plus d’investisse­ments, et c’est une façon d’amortir les risques », ajoute Vincent Chaudel, alors que des projets de ligue fermée européenne se font pressants.

La multipropr­iété prospère cependant dans une zone grise du règlement. En 2018, lors du tirage au sort de la Ligue Europa, les deux principaux clubs Red Bull (Salzbourg et Leipzig) s’étaient retrouvés dans le même groupe ! Pour l’UEFA, il n’y avait alors aucune preuve que l’entreprise puisse exercer une « influence décisive » sur le résultat du match, créant une forme de jurisprude­nce. Depuis, l’instance se montre frileuse. Alors qu’en 2017 elle recensait 26 clubs sous multipropr­iété en Europe, elle ne communique plus aucune donnée. « A leur décharge, les prises de participat­ion se font via des montages compliqués, difficiles à tracer. Mais ce phénomène structurel pose de vraies questions éthiques », estime Christophe Lepetit. En demi-finale de Ligue des champions, City voudra montrer la pertinence de son modèle. Charge au PSG de Neymar et Mbappé d’enrayer la belle mécanique.

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