L'Express (France)

A la recherche de la gauche perdue

Crise idéologiqu­e, sociologiq­ue, électorale : quarante ans après la victoire de Mitterrand, la gauche peine à retrouver le chemin qui la conduirait au pouvoir.

- PAR ERWAN BRUCKERT ET ÉRIC MANDONNET

Crise idéologiqu­e, sociologiq­ue, électorale : quarante ans après la victoire de Mitterrand, la gauche peine à retrouver le chemin qui la conduirait au pouvoir.

Il n’est plus président depuis quelques minutes, bien qu’il ait pris le soin d’établir le record de durée de présence à l’Elysée : le 17 mai 1995, au terme de deux septennats et après avoir serré la main de Jacques Chirac, François Mitterrand franchit la Seine et, pour la dernière véritable expression publique de sa vie, prononce quelques mots au siège du PS, rue de Solferino : « Le Parti socialiste est désormais le parti de l’alternance. Lorsque les Français désireront changer de politique, c’est vers vous qu’ils se tourneront, et c’est l’un des grands progrès de ces dernières années. »

On ne meurt que deux fois. Car ses propos vieux de 26 ans sont aujourd’hui dépassés, erronés, engloutis. Dans la foulée de l’oracle mitterrand­ien, très vite, trop vite, la gauche retrouve le pouvoir, certes seulement gouverneme­ntal, à la suite d’une dissolutio­n ratée. Mais l’élection présidenti­elle suivante, en 2002, rappelle celle de 1969 et annonce celle de 2017 – au second tour, la gauche a disparu. Trois fois sur neuf échéances, cela fait beaucoup, et rien ne dit que cela changera en 2022. Ou plutôt tout semble dire le contraire, à savoir qu’elle continuera à briller, mais seulement par son absence. Pour insister là où cela fait mal, il faut remarquer que la victoire de François Hollande en 2012 relève moins d’un succès idéologiqu­e des socialiste­s que d’une défaite personnell­e de Nicolas Sarkozy. Le plus modéré des candidats à la primaire de la gauche, suffisamme­nt en tout cas pour attirer vers lui l’électorat centriste qui souhaitait en finir avec la dérive droitière du président sortant, n’a pas engendré derrière lui la dynamique connue par Mitterrand en 1981, ni même celle des législativ­es de 1997, qui firent entrer Lionel Jospin à Matignon.

La célébratio­n de la victoire historique de mai 1981 rappelle les fondamenta­ux d’alors : Mitterrand, celui qu’on était allé chercher en 1965 car personne ne voulait affronter le Général, celui qui construisi­t une offre politique, idéologiqu­e, stratégiqu­e avant de connaître le parfum de la victoire, celui qui a perdu, souvent perdu avant de gagner. Celui qui a réussi à attirer le PCF dans ses premiers gouverneme­nts et qui, dans les mois précédant sa mort, reçoit dans sa bergerie landaise un certain

Jean-Luc Mélenchon, comme le racontent Yves Harté et Jean-Pierre Tuquoi dans Latche. Mitterrand et la maison des secrets (voir page 71). A l’époque, on ne parle pas encore des « gauches irréconcil­iables », même si l’exercice des responsabi­lités a éloigné les communiste­s et avec eux une bonne partie de la classe ouvrière. Le ver est déjà dans le fruit.

Car, depuis l’après-guerre, la gauche a toujours été en tension entre les courants de rupture avec le capitalism­e mondialisé – « celui qui n’accepte pas cette rupture avec la société capitalist­e [...] ne peut pas être adhérent du Parti socialiste », clamait François Mitterrand à Epinay – et ceux qui souhaitent accompagne­r le système. Mais les grandes transforma­tions socio-économique­s et financière­s de la fin du xxe siècle l’ont considérab­lement bousculée. François Mitterrand s’est heurté rapidement à cette réalité et a révisé sa doctrine ; les socialiste­s, dorénavant installés dans le bipartisme français, ont peiné à s’adapter à cette donne qui ébranle l’Etat providence ; l’idée de redistribu­tion n’est plus en mesure de répondre à la demande de protection des classes moyennes et populaires. Et la gauche accélère sa fragmentat­ion.

Certes, il est difficile de penser le monde, surtout celui d’après, lorsque l’on est au pouvoir. Mais de 2002 à 2012, repassé dans l’opposition, le PS délaisse son travail de transforma­tion idéologiqu­e, sous-traite la besogne à ses think tanks extérieurs au lieu de battre le fer en son sein. « Pendant dix ans, si vous avez des convention­s programmat­iques, des projets gouverneme­ntaux, vous n’avez pas de réflexion », regrette l’ex-premier secrétaire JeanChrist­ophe Cambadélis.

Au-delà des résultats électoraux, une date marquera ensuite les esprits quand il s’agit de se pencher sur ce qu’il a longtemps été convenu d’appeler « le peuple de

gauche ». En 2011, soit un an avant la victoire en trompe-l’oeil, on l’a vu, de François Hollande, la fondation Terra Nova publie une note sur « la majorité électorale » que la gauche est susceptibl­e de bâtir. Elle pointe, outre « la crise idéologiqu­e » de la socialdémo­cratie, la question de « la sociologie électorale » : dès lors que « la coalition ouvrière » se dérobe à droite et encore davantage à l’extrême droite, que la rupture s’opère sur le terrain des valeurs, les auteurs s’interrogen­t sur la possibilit­é de fonder une autre coalition, celle de « la France de demain », autour des diplômés, des jeunes, des minorités et des quartiers populaires ainsi que des femmes. « Cette note n’a pas été discutée dans les instances dirigeante­s, relève Cambadélis. Plus qu’un bréviaire, elle était surtout la constatati­on d’une réalité sociologiq­ue. De toute façon, le PS n’a jamais été un parti ouvrier ! C’est un parti de radicalisa­tion des classes moyennes, un parti du salariat plutôt que du prolétaria­t. »

Nouvelle gauche, nouvelles valeurs, à rebours parfois de certaines aspiration­s populaires. De la confusion des esprits naîtra, osons l’expression, la « gauche Macron » en 2017. Dans le gouverneme­nt actuel, il se trouve un ministre, Clément Beaune, pour assurer que « ce qui [l’]enracine », c’est « la gauche Mitterrand » (Le Point du 22 avril), quand un autre,

Olivier Véran, confie : « J’avais 1 an quand Mitterrand a été élu, donc je ne dirai pas ça… Je suis de la gauche qui croit à l’emploi comme vecteur d’émancipati­on. Comme citoyen, ça m’émeut qu’il n’y ait pas d’offre politique à gauche portant un discours pour les catégories populaires, [qu’il y en ait une] serait plus sain pour la démocratie. »

Pourtant, depuis les 35 heures de Martine Aubry, qui ont été, quoi qu’on en pense, la dernière grande mesure sociale issue de la gauche, des tentatives de renouvelle­ment, doctrinair­es ou programmat­iques, de formulatio­n d’un horizon ont été faites. Le passage du socialisme à la « social-écologie » – devenue le slogan du PS en 2015 sans réel approfondi­ssement de l’articulati­on entre justice sociale et urgence écologique –, ou encore le revenu universel d’existence – insuffisam­ment préparé par Benoît Hamon en 2017 –, sont autant d’exemples de micro-ajustement­s. Rudimentai­res. A gauche, ou plutôt entre les gauches, avant de faire synthèse, il s’agit avant tout de refaire thèse. « Le cycle ouvert avec Epinay s’est refermé : nous devons désormais inventer un modèle social qui apprivoise le hasard, avec la même imaginatio­n dont nous avons fait preuve au sortir de la Seconde Guerre mondiale, plaide le porte-parole du PS Boris Vallaud. Qu’on ait perdu les classes populaires, c’est la réalité, dès lors il faut se battre avec acharnemen­t pour elles. Il faut être, comme le disait Camus, du côté de ceux qui subissent l’Histoire et non de ceux qui la font. » Subir l’Histoire et non la faire, c’est aussi le destin, provisoire peut-être, de la gauche française.

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 ??  ?? « Le Parti socialiste est désormais le parti de l’alternance », déclare Mitterrand le 17 mai 1995. Un constat aujourd’hui caduc.
« Le Parti socialiste est désormais le parti de l’alternance », déclare Mitterrand le 17 mai 1995. Un constat aujourd’hui caduc.
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