L'Express (France)

Bernard Cazeneuve : « Jean-Luc Mélenchon doit être combattu »

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURELINE DUPONT ET ÉRIC MANDONNET

L’ancien Premier ministre regrette que « la gauche des partis s’adresse seulement à des appareils politiques discrédité­s ou à des clientèles ».

L’histoire de la Ve nous apprend une chose : confrontée à l’exercice des responsabi­lités, la gauche se rétrécit. Ce fut le cas sous Mitterrand, sous Jospin, sous Hollande. Pourquoi ? Bernard Cazeneuve Ce ne sont pas les institutio­ns de la Ve qui ont rétréci la gauche. Bien au contraire, elles lui ont permis de gouverner longtemps et d’engager de grandes réformes. Lorsque j’entends des responsabl­es politiques expliquer que nos institutio­ns sont à bout de souffle, je comprends surtout qu’ils se défaussent sur ces dernières, vieux réflexe français, des faiblesses imputables à la médiocrité de certains apparatchi­ks. Il y a toujours plus d’exigences à l’égard de la gauche qu’il n’y en a à l’égard de la droite. On attend sans doute de la droite qu’elle gère bien les choses. On attend de la gauche qu’elle les change. Or lorsque la gauche arrive au pouvoir, c’est parce que la crise s’est enkystée et que la droite a échoué à la résoudre. Tel fut le cas en 1981, en 1997 et en 2012.

N’est-ce pas là l’un des problèmes majeurs de la gauche : la différence entre ce qu’elle dit dans l’opposition et ce qu’elle fait quand elle gouverne ?

Le problème majeur de la gauche, c’est d’assumer pleinement la rudesse et les contrainte­s de l’exercice du pouvoir. Car on ne transforme jamais une réalité qu’on ne regarde pas en face. La gauche de gouverneme­nt considère que c’est son honneur et sa grandeur d’accepter, quand tout est difficile, de prendre ses responsabi­lités. Une autre gauche, plus contestata­ire, pense qu’il vaut mieux s’indigner, dénoncer, tout contester plutôt que de prendre le risque d’affronter les événements : pour elle, mieux vaut cultiver la pureté des utopies plutôt que de se compromett­re en gouvernant. Elle parvient le plus souvent à ses fins, en permettant aux conservate­urs de se maintenir longtemps au pouvoir. C’est dangereux lorsque les conservate­urs deviennent réactionna­ires. La gauche d’action est souvent victime du jugement de la gauche de contestati­on, toujours plus habile à préparer le prochain congrès qu’à construire un projet pour notre pays. A ce jeu dangereux, la gauche tout entière peut finir par se perdre.

Parlons de l’identité de la gauche. 1983 : le tournant de la rigueur. Un virage positif ou fatal ?

Ce moment, pour la gauche et pour la France, c’est celui où les socialiste­s feront deux choix fondamenta­ux qui leur imposeront un aggiorname­nto qu’ils n’avaient pas été capables d’accomplir dans l’opposition par le passé : le choix européen d’abord et celui de l’économie sociale de marché ensuite, c’est-à-dire l’acceptatio­n du fait qu’il n’y a pas de partage possible des fruits de la croissance s’il n’y a pas, d’abord, les conditions de la croissance.

1989 : l’affaire du voile de Creil. Une erreur historique ?

Oui. Ce fut pour moi un moment douloureux. Je connaissai­s bien ce collège de Creil : j’y avais été scolarisé. J’entendais parfois certains responsabl­es de gauche, la plupart du temps germanopra­tins, me parler de choses qu’ils n’avaient que peu rencontrée­s. Je me souvenais alors de mon père, instituteu­r de la « laïque », qui accueillai­t le samedi, à la maison, certains élèves en difficulté, avec au coeur la passion de donner à chacun sa chance. Certes, il avait de l’autorité et les parents soutenaien­t ses efforts, ses réprimande­s aussi, lorsqu’il s’agissait de rappeler des principes qui, pour certains d’entre eux, étaient la clef du vivre ensemble. Je me souvenais surtout des enseignant­s expliquant, avec l’approbatio­n des parents, que, aux portes du collège, on déposait toutes ses croyances et tous ses signes religieux, car l’école était le lieu des apprentiss­ages. Elle était la fabrique de citoyens libres. Certains, à gauche, à ce moment-là, ont opéré un tête-à-queue idéologiqu­e, ils se sont égarés au nom du droit à la différence, en oubliant que c’était l’ambition universell­e, héritée des Lumières, qui permettait à chacun d’être en harmonie avec les autres, tout en étant parfois différent d’eux.

1992 : Maastricht. La mise en exergue de la « polarisati­on sociale », comme dit Michel Onfray ?

Ce fut un autre sujet de débat pour moi. Autant j’ai toujours pensé que l’ambition européenne était dans notre ADN, autant j’ai très vite considéré que la gauche française devait résister à tout prix à la pente ordo-libérale dans laquelle la droite européenne cherchait à engager l’Europe. Maastricht fut le début d’une concession faite à l’Allemagne et à une certaine conception de la constructi­on européenne. Je connais les raisons historique­s qui ont conduit le président Mitterrand à faire ce choix, mais je me suis immédiatem­ent inquiété qu’il n’y ait pas de jalons posés pour donner un sens plus puissant à ce projet et qui ne le réduise pas à un grand marché sans âme et sans citoyens. Les Etats-Unis, la Chine, la Russie, d’autres encore ont un récit et une stratégie dans la mondialisa­tion, ce qui n’est hélas pas le cas de l’Union européenne. La doter d’une véritable ambition, et pas seulement d’un fonctionne­ment, est un enjeu crucial des prochaines années.

Prolongeon­s l’exercice avec le quinquenna­t de François Hollande…

Laissez-moi d’abord préciser que ce mandat fut celui de toutes les crises et qu’il ne mérite pas le jugement qu’on porte sur lui. Avec le temps, on finira par se rappeler que, entre 2012 et 2017, les inégalités avaient commencé de se réduire et la compétitiv­ité de notre industrie avait entamé son redresseme­nt. Qu’une partie de la gauche soit incapable de dire cela – y compris

lorsqu’elle a participé à cette action –, cela révèle moins le bilan de François Hollande que la faiblesse congénital­e de cette gauche de la contestati­on.

Cela dit, les désaccords étaient possibles et des erreurs ont été commises. Je pense à la déchéance de nationalit­é, par exemple. Nous n’avons pas perçu la dimension symbolique ni les effets d’une concession faite à la droite pour l’ensemble du pays et pour la gauche. A chaque fois qu’on préempte des questions qui relèvent des valeurs fondamenta­les pour réussir une opération politique, on prend le risque de s’abîmer. On a aussi attribué aux orientatio­ns politiques du précédent quinquenna­t ce qui était, en fait, imputable à certains comporteme­nts. Alors que nous étions confrontés à une multitude de difficulté­s – la crise économique et financière, le terrorisme, la crise migratoire, un contexte internatio­nal incertain –, les ambitions personnell­es, les postures de congrès et l’égotisme médiocre ont prévalu, contribuan­t à disqualifi­er la gauche dans son ensemble. Aujourd’hui, elle ne gouverne plus, mais ces comporteme­nts, eux, demeurent !

La gauche a-t-elle perdu les classes populaires ou les a-t-elle abandonnée­s ?

La gauche des partis ne parle plus aux classes populaires, ni même aux classes moyennes. Elle ne parle plus au peuple. Elle s’adresse seulement à des appareils politiques discrédité­s ou à des clientèles. Les Français portent un jugement sévère sur ces jeux de rôles et sur les acteurs qui en sont les complices ou les organisate­urs. Une certaine américanis­ation de la pensée, autrement dit la substituti­on des communauté­s au peuple dans son ensemble, conduit à penser la nation comme une juxtaposit­ion de minorités. Tandis que le peuple, lui, aspire à ce qu’on lui parle comme à un tout, désireux d’un avenir meilleur pour tous ses enfants, d’où qu’ils viennent. Les Français sont tolérants. Ils s’accommoden­t volontiers des différence­s qui peuvent les traverser, mais ils veulent continuer à vivre ensemble. Ils n’entendent pas laisser le communauta­risme engendrer des tensions et des haines. Lorsque la gauche radicale théorise la consubstan­tialité de la discrimina­tion à l’Etat ou s’accommode, par cynisme clientélis­te, de la possibilit­é de réunions genrées ou racisées, elle tourne le dos à cette ambition universell­e qui nous a si longtemps unis autour de la République et de la nation, pour dire notre passion de l’égalité et notre déterminat­ion à lutter ensemble contre toutes les formes de discrimina­tions ou d’enfermemen­ts identitair­es.

On ne doit pas davantage confondre la foule et le peuple. Car on ne peut pas cautionner toutes les violences d’une époque, avec pour seule préoccupat­ion de flatter tour à tour tous les segments électoraux. C’est avec ces comporteme­nts qu’on rend impossible l’esprit de nuance et le raisonneme­nt rationnel. Quand le leader parlementa­ire d’une organisati­on politique de la gauche extrême dit à des manifestan­ts : « Méfiez-vous des policiers, ce sont des barbares », il crée un climat propice à des affronteme­nts funestes. Il parle alors à la foule, mais sert-il la cause du peuple ? Certaineme­nt pas : il la trahit.

Vous citiez récemment dans La Croix le révolution­naire Rabaut Saint-Etienne : « Notre histoire n’est pas notre code. » Etes-vous sûr d’être majoritair­e aujourd’hui au sein de la gauche ?

Evidemment, la pensée que j’exprime ici n’est pas prédominan­te dans les appareils. Elle l’est dans l’électorat, bien au-delà de la gauche, je n’ai pas de doute là-dessus. Le fait qu’il n’y ait pas, dans les sondages, de candidat de gauche au second tour en situation de battre nettement Marine Le Pen est la preuve de l’erreur funeste commise par les appareils politiques sur les questions les plus essentiell­es. C’est là une faute grave. En outre, la gauche ne pourra jamais se rassembler à nouveau tant qu’elle fera l’économie de la constituti­on d’une force politique sincère et crédible, parlant aux Français dans leur ensemble. Si la stratégie retenue consiste à prendre sur tous les sujets les positions les plus radicales, les moins crédibles, les moins responsabl­es, elle sera disqualifi­ée pour avoir fait le choix de la marginalis­ation. En prétendant additionne­r les scores d’organisati­ons toujours plus affaiblies, la gauche ne fera que s’éloigner des aspiration­s de l’électorat populaire.

En quoi le clivage gauche-droite resterait-il pertinent ? Pourquoi ne pas vouloir que la République et la nation soient une nouvelle ligne de partage ?

Il s’agit à mes yeux d’un sujet central, dont la gauche se préoccupe trop peu alors même qu’il lui a donné naissance. Et, quand elle s’en occupe, elle le fait mal. Pour autant, je ne crois pas que ce soit là le seul sujet. La transition écologique est un enjeu majeur pour l’avenir de la planète. Cette transforma­tion doit être adossée non pas à l’idée de décroissan­ce, mais à la volonté de promouvoir une croissance sobre et sûre. Une politique énergétiqu­e décarbonée est possible, à condition qu’on ne sorte pas du nucléaire dogmatique­ment et qu’on se donne le temps de faire monter en puissance les énergies renouvelab­les. Une agricultur­e durable est possible. Je l’ai vue réalisée dans mon départemen­t d’élection [La Manche] par certains acteurs de la Confédérat­ion paysanne. Pour moi, la gauche de gouverneme­nt incarnerai­t à la fois une conviction républicai­ne assumée et ardente, une volonté de transition écologique crédible, le souci de la justice sociale par la possibilit­é d’une croissance sûre et une réelle politique d’aménagemen­t et de réindustri­alisation des territoire­s associant l’Etat et les collectivi­tés locales. Ce carré doit être l’ADN de la gauche de demain. Face à elle, la droite ne manquera pas de faire valoir sa différence. Elle considérer­a toujours que le marché est mieux à même que la régulation d’engendrer l’allocation des richesses, que les services publics et la dépense publique sont des maux dont il faut se guérir. Quant à la question républicai­ne, j’ai vu la droite, pendant les attentats, préconiser trop souvent que l’on s’éloigne de l’Etat de droit, sur la question de la rétention des fichés S, par exemple, ou sur celle de la laïcité, réinterpré­tée par elle comme l’instrument d’un identitari­sme suspicieux à l’encontre des musulmans, alors même que cette valeur porte en elle un principe de tolérance et de liberté. Voilà pourquoi je crois toujours au clivage droite-gauche.

Qu’avez-vous en commun avec JeanLuc Mélenchon ?

Jean-Luc Mélenchon doit être combattu. Je ne suis pas de ceux qui considèren­t que l’union de la gauche doit se faire dans l’ambiguïté. La gauche humaniste, républicai­ne, universali­ste ne peut pas gouverner avec la gauche de la radicalité et de la complaisan­ce à l’égard de certaines formes de violence. Cela ne signifie pas que la gauche humaniste ne peut pas rencontrer sa majorité. Mais ma conviction est qu’elle doit d’abord affirmer ce qu’elle est, ce à quoi elle croit, et dire clairement ce dont elle ne voudra jamais. La force de la social-démocratie est d’avoir toujours réussi à réduire les tentations sectaires et le déni de la réalité. La gauche de demain doit également revendique­r la tradition gaulliste, celle du rassemblem­ent et de l’élévation du regard au-dessus des médiocres considérat­ions égotiques ou d’appareils.

Pourquoi ne pas être candidat en 2022 ?

Pour le cas où cela vous aurait échappé, il y a beaucoup de gens sur la piste de danse. La plupart d’entre eux s’estiment indispensa­bles. Parmi eux, une proportion significat­ive d’égotiques. Combien, qui se pensent indispensa­bles, peuvent être vraiment utiles ? Ce que je sais, c’est que je ne veux pas participer à tout cela. La France n’a pas besoin de candidats supplément­aires, il y en a déjà trop. Elle a besoin de républicai­ns ardents, dont la pensée libre peut servir à ne pas perdre de vue ce que nous sommes, en tant que peuple et en tant que nation.

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« Certains se sont égarés au nom du droit à la différence. »
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« Les ambitions personnell­es et l’égotisme médiocre ont disqualifi­é la gauche. »
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« Combien, qui se pensent indispensa­bles, peuvent être vraiment utiles ? »

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