Inde De la sortie de crise au cauchemar sanitaire
Avec 400000 contaminations par jour, le pays est débordé par la vague épidémique. Le gouvernement Modi est critiqué pour son laxisme.
C’était au début de février, en Inde. Les contaminations étaient au plus bas. Dans l’Uttar Pradesh, Etat de la plaine du Gange, la vie avait repris son cours : circulation chaotique, marchés bondés, port du masque abandonné. Trois mois plus tard, l’euphorie a fait place à la panique : 400 000 tests positifs chaque jour. Mais ce nombre serait en fait cinq fois plus élevé – soit 2 millions de contaminations quotidiennes, selon une estimation de l’Imperial College de Londres et de l’université américaine Johns Hopkins. L’épidémiologiste Ramanan Laxminarayan estime même qu’il faudrait le « multiplier par 30 » – soit 12 millions – au regard des études sérologiques menées par l’Indian Council of Medical Research. Et les morts ? Les chiffres qui remontent des municipalités et des sites de crémation font état « de 10 à 15 fois plus de victimes quotidiennes » que le chiffre officiel de 3 600, rapporte le très sérieux site d’information IndiaSpend, ce qui équivaudrait à… 50 000 morts par jour.
A Lucknow, capitale de l’Uttar Pradesh – comme à Delhi –, la situation est hors de contrôle dans les hôpitaux. Les malades du Covid meurent, faute d’oxygène et de respirateurs artificiels ; les cadavres s’empilent dans les rues. Les images, terribles, évoquent des scènes de guerre. Responsable de l’un des principaux sites de crémation de Kanpur, à environ 100 kilomètres de là, Kamruddin, les yeux rougis, raconte recevoir jusqu’à 80 dépouilles par jour : il n’arrive plus à les brûler tous, par manque de bois. Partout, des drames témoignent de la violence inouïe de la deuxième vague qui s’est abattue sur le souscontinent. Une catastrophe qui s’explique par la survenue de variants virulents, mais aussi par l’attitude irresponsable du gouvernement nationaliste du Premier ministre Narendra Modi.
« Cette nouvelle vague est le résultat de choix politiques laxistes, d’une mauvaise communication des autorités et du déni des principes élémentaires qui devraient régir le système de santé public, doté d’un budget dérisoire et incapable d’anticiper ce type de crises sanitaires », déplore Ashish Kumar Jha, doyen de la faculté de santé publique de l’université Brown à Providence, près de Boston. Ce médecin de formation admet que l’Inde est aussi lourde à piloter qu’un paquebot, mais la classe politique s’est fourvoyée, selon lui, en criant victoire trop tôt.
Quand de nombreux pays annulaient ou différaient leurs élections, l’Inde maintenait plusieurs scrutins régionaux au printemps. Comme à son habitude, Modi avait harangué les foules sur le terrain, sans masque. En voyant ces images à la télévision, le citoyen lambda s’est dit que la pandémie était une affaire classée. De même, alors qu’un resserrement des contraintes de déplacement était annoncé la veille du ramadan, à la miavril, afin d’éviter les rassemblements musulmans, les hindous ont eu toute liberté de se rendre, à la même période, au pèlerinage de la Kumbh Mela – un rite fondamental –, dans l’Himalaya, pour se baigner par millions dans le Gange. Des dizaines de milliers ont été contaminés et ont propagé le virus dans tout le pays.
Une chose est claire : c’en est fini du mythe de « l’exception indienne », qui reposait, l’an dernier, sur le fait que la population est plus jeune qu’ailleurs, que le climat tropical est défavorable au coronavirus ou que la saleté rend les gens plus résistants. Le cauchemar actuel est le fruit d’un mélange « d’ignorance et d’arrogance », analyse Satchit Balsari, praticien qui
enseigne au Centre François-Xavier Bagnoud pour la santé et les droits de l’homme, à Harvard. Tout le monde s’est montré coupable de relâchement. « Fin 2020, lorsque la fatigue s’est généralisée, ceux qui en avaient les moyens ont retiré leur masque, voyagé, participé à des fêtes et à des mariages somptueux », rappelle le scientifique. « C’était le temps heureux où nous estimions, par un optimisme prématuré, que l’Inde était en passe d’atteindre l’immunité collective, et nous avons eu tort », admettent aujourd’hui Surjit Bhalla et Karan Bhasin. En janvier, ces deux économistes s’extasiaient dans les colonnes de l’Indian Express face à la chute spectaculaire de la courbe des contaminations…
Au forum de Davos, à la fin de janvier, Narendra Modi affirmait, quant à lui, être en train de sauver la planète grâce aux vaccins fabriqués dans son pays. L’Inde était, disait-il, un « modèle » à suivre avec « son approche proactive ayant permis de développer une infrastructure sanitaire spécifique au Covid-19 ». Pendant ce temps-là, le coronavirus mutait. Aujourd’hui, les médias montrent du doigt le variant indien. Mais rien ne prouve que le désormais célèbre B.1.617 soit la seule cause de l’envolée exponentielle des contaminations. D’après les dernières données disponibles, c’est le variant britannique, connu pour être plus contagieux, qui est le plus répandu dans le pays.