Japon Situation ubuesque à moins de trois mois des JO
Alors que les épreuves doivent démarrer le 24 juillet, l’épidémie de Covid est repartie à la hausse, et la vaccination ne suit pas. De plus en plus de voix appellent à l’annulation.
La photo, qui évoque l’ambiance d’un film de science-fiction dystopique à la Blade Runner, a fait le tour des réseaux sociaux. Connu pour être le plus fréquenté au monde, le célèbre carrefour de Shibuya, au coeur de Tokyo, est désert. Sur les façades, un seul écran, au lieu de la myriade habituelle, est allumé. La gouverneure de la capitale niponne, Yuriko Koike, y apparaît en grand, demi-sourire aux lèvres. Cette scène de désolation est en réalité un montage. Mais son succès sur la Toile témoigne de l’inquiétude des Japonais face à l’ubuesque situation actuelle. La troisième économie mondiale, réputée pour son savoir-faire technologique et son système de santé, est plongée dans le marasme face à la résurgence des contaminations. Et ce, alors qu’elle doit accueillir dans moins de trois mois les Jeux olympiques d’été (et plus de 11 000 athlètes), sous les yeux du reste du monde.
Le pays recense environ 6 000 nouvelles contaminations quotidiennes, plus du double qu’au Royaume-Uni. Et rien n’indique un renversement de tendance. Plus contagieux, les variants devraient représenter 90 % des nouveaux cas à la mi-mai, selon les autorités sanitaires. Ailleurs, cette situation inciterait à des mesures fermes. Pas au Japon, où le nouvel état d’urgence, imposé du 25 avril au 11 mai et circonscrit à la capitale et à trois autres préfectures, se limite à de simples « demandes » de fermeture formulées aux restaurants, magasins et salles de spectacle. Et à une durée réduite au maximum : les autorités semblent ne pas vouloir donner une image alarmante lors de la visite du président du Comité international olympique, Thomas Bach, prévue les 17 et 18 mai.
Jusque-là, l’archipel se félicitait de faire mieux que les Etats-Unis ou l’Europe face au Covid. Avec « seulement » 10 300 morts depuis le début de la pandémie, il n’a jamais imposé le moindre couvre-feu à une population disciplinée en matière de port du masque et de respect des distances sociales. Ses bons résultats, au début de l’épidémie, ne l’ont pas incité à mettre l’accent sur la vaccination. A peine 2 % des Japonais avait reçu une dose le 30 avril, bien loin de la France (23 %) ou des Etats-Unis (43 %). Seul un vaccin, celui de Pfizer, a pour l’heure reçu l’agrément des autorités, au terme d’une longue procédure. Confronté à une pénurie de personnel pour effectuer les injections, le gouvernement a en outre attendu la fin du mois d’avril pour mobiliser le personnel médical de l’armée et les dentistes afin d’accélérer la campagne.
Déjà décalés une première fois d’un an, les JO auront-ils lieu cet été ? Le doute ne cesse de croître. « S’il n’y a pas d’autre solution, nous devrons sans hésiter annuler les Jeux », lançait, début avril, Toshihiro Nikai, le secrétaire général du Parti libéral-démocrate (PLD, conservateur) au pouvoir. Vite réfutés par le gouvernement du Premier ministre, Yoshihide Suga, qui martèle à l’envi que les épreuves se dérouleront en toute sécurité, ces propos ont libéré la parole. « Les Jeux olympiques ne doivent pas être organisés au prix de la vie et de la santé des populations », insistait le 23 avril, dans un éditorial au vitriol, le quotidien de centre gauche Asahi. « Il est temps pour les parties prenantes de discuter sérieusement des problèmes liés aux JO, au vu du niveau d’infection et de la pression sur le système médical », a même osé, ce 28 avril, le patron de la commission gouvernementale sur le coronavirus, Shigeru Omi.
« Le fiasco annoncé s’explique par une collusion entre les intérêts des chefs d’entreprise, des bureaucrates et des politiciens conservateurs, qui forment ce que l’on appelle le “triangle de fer”, estime Koichi Nakano, politologue à l’université Sophia, à Tokyo. Tous sont si focalisés sur la tenue des compétitions qu’ils sont incapables de faire face à la réalité de la pandémie. Ils se réfugient dans le déni, l’inertie et la fuite des responsabilités. » Une attitude qui agace de plus en plus la population. La réquisition de 500 infirmières pour les Jeux, annoncée fin avril par le gouvernement, a soulevé une vague de protestations en ligne. De fait, l’immense majorité des Japonais – 72 % selon une enquête récente de l’agence Kyodo – souhaitent un report ou l’annulation. Comme s’ils voulaient rappeler à leurs dirigeants qu’il est enfin temps de vivre dans la réalité.