Pr Eric Caumes : « Faire de Lyme un sujet de santé public majeur est abusif »
Dans Maladie de Lyme, réalité ou imposture, l’infectiologue raconte sa bataille face au complotisme. Toute ressemblance avec le Covid n’est pas fortuite.
Il y a bien un scandale sanitaire autour de la maladie de Lyme. Mais ce n’est pas celui d’une « épidémie cachée », comme les Lyme doctors et certains journaux prestigieux l’ont prétendu. Le scandale réside dans la mauvaise prise en charge des patients convaincus d’être atteints de cette pathologie, alors qu’ils souffrent d’autres maux. Le Pr Eric Caumes a été l’un des premiers à le démontrer. Dans son ouvrage à paraître le 12 mai, Maladie de Lyme, réalité ou imposture (dont vous pouvez retrouver des extraits sur notre site Internet Lexpress.fr), l’infectiologue de la Pitié-Salpêtrière répond à son confrère Christian Perronne, aujourd’hui décrédibilisé par ses prises de position complotistes sur le Covid. Il fustige également la complaisance des pouvoirs publics ainsi que le rôle trouble des associations. Et si le feuilleton Lyme avait servi de prélude à l’actuelle épidémie d’irrationalité ? Entretien exclusif.
Pourquoi écrire un livre sur la maladie de Lyme alors que nous sommes toujours en pleine épidémie de Covid ? Eric Caumes J’avais fini ce livre juste avant que le Covid n’arrive. Et la pandémie a repoussé sa sortie. Mais quand je l’ai repris il y a quelques mois, j’ai compris à quel point, de Christian Perronne à Didier Raoult, en passant par Jérôme Salomon, les principaux acteurs de cette épidémie étaient déjà présents dans le feuilleton Lyme. Sauf qu’à l’époque, Raoult était très sévère avec Perronne, écrivant en 2016 que ce dernier avait « embrassé les théories alternatives ». Mais l’hydroxychloroquine les a réconciliés, Perronne et Raoult se retrouvant les deux seuls chefs de service à croire à un tel traitement contre le Covid. J’ai alors compris que ce livre serait sans doute mieux reçu aujourd’hui qu’il ne l’aurait été il y a un an, car tout le monde a pu se rendre compte de la dérive scientifique de Christian Perronne. Même si je ne me fais pas trop d’illusions sur l’attrait de certains médias et lecteurs pour les théories complotistes…
Selon Christian Perronne, cette maladie représenterait une véritable épidémie que l’on nous cache...
Regardons les marqueurs classiques en épidémiologie, à savoir la morbidité et la mortalité. Il y a zéro mort répertorié, et moins de 1 000 patients hospitalisés par an en France. Il me paraît ainsi abusif de parler de maladie grave ou d’en faire un problème de santé publique majeur. Par ailleurs, même dans les populations les plus exposées aux piqûres de tiques, comme les travailleurs forestiers, la fréquence de la positivité de la sérologie de Lyme (qui ne traduit pas forcément une maladie active, car beaucoup d’infections peuvent être latentes) était, en 2018, estimée à 14 % dans le nord-est du pays. Et ce chiffre n’a nullement explosé, puisqu’on en était à 15 % pour les forestiers d’Ile-deFrance dans une étude publiée en 1997.
Certes, mais les tests sont-ils fiables ?
C’est l’un des chevaux de bataille des associations de malades comme de Christian Perronne. Effectivement, les tests sérologiques ne sont pas totalement fiables, mais ce manque de fiabilité est connu de tout le monde, et concerne seulement le stade très précoce de la maladie. Nous savons tous que les anticorps mettent un certain temps pour apparaître, de six semaines jusqu’à parfois trois mois. Mais, après cela, la sensibilité de ces tests est proche de 100 %. Le message à faire passer est que des malades qui ont des symptômes depuis plus de trois mois ne peuvent être atteints de Lyme si la sérologie se révèle négative.
Qu’en est-il alors de la forme chronique au coeur des controverses médicales ?
Ce « Lyme chronique » n’est pas reconnu dans la littérature scientifique, et est même combattu par les sociétés savantes. Il y a des formes de Lyme qui peuvent s’exprimer par des symptômes prolongés ou récurrents. Ce sont généralement des arthrites ou des symptômes neurologiques. Mais, dès que ces cas sont reconnus, bien traités avec des antibiotiques, leur évolution est favorable. Contrairement à ce qu’affirment les Lyme doctors, il n’y a donc pas de Lyme chronique lié à la persistance de la bactérie Borrelia burgdorferi, malgré une antibiothérapie bien menée, et qui justifierait un traitement prolongé.
« En France, il y a zéro mort répertorié, et moins de 1000 patients hospitalisés par an »
Selon vous, le paradoxe est qu’il y a à la fois un sous-diagnostic et un surdiagnostic de cette maladie. En 2018, vous aviez publié dans Clinical Infectious Diseases une étude montrant que moins de 15 % des patients consultants pour Lyme sont effectivement atteints par cette maladie...
Cette étude a bien sûr été décriée par Christian Perronne et ses partisans, mais les chiffres ont ensuite été confirmés par deux autres études faites à Nancy et à Besançon, puis par une troisième menée aux Etats-Unis sur un grand nombre de malades. D’ailleurs, ce phénomène de surdiagnostic et de surtraitement avait été décrit dès les années 1990 aux Etats-Unis. En 1996, un éditorial dans une revue scientifique américaine avertissait contre les dérives pseudoscientifiques d’activistes autour de Lyme. Pour autant, il ne faut pas oublier que nous, médecins, sommes aussi responsables d’un sous-diagnostic. Mon étude montre ainsi des diagnostics ratés chez des patients souffrant réellement de cette infection.
Mais de quoi souffriraient alors ces patients ?
Selon ces études, les principales maladies diagnostiquées sont d’ordre rhumatologique (20 %), neurologique (10 %), psychiatrique (10 %) et des troubles liés à des situations de grande détresse psychologique ou de mal-être (30 %). Cela souligne les problèmes de la médecine française. Nos praticiens ne sont pas formés à la prise en charge des problèmes psychosomatiques, qui correspondent pourtant à un tiers des consultations en ville. Il y a énormément d’heures à la faculté consacrées à des maladies que les futurs médecins ne verront jamais, mais quasi rien sur d’autres qu’ils côtoieront tous les jours. Contrairement à l’Allemagne, en France, la psychosomatique ne constitue pas une spécialité. Sans compter que cette discipline demande du temps, parce qu’il faut savoir écouter les personnes en souffrance. Or, du temps, les médecins n’en disposent plus. Et en plus ce temps n’est pas rémunéré. Cela aboutit à des patients qui sont en grande errance. Personne ne les écoute. Résultat : ils font l’objet de thérapeutiques abracadabrantesques, et restent non diagnostiqués avec leur malheur.
Qui sont les Lyme doctors, dont Christian Perronne est le chef de file en France ?
Ce mouvement est importé des Etats-Unis. Leur mentor est le Dr Richard Horowitz, et leur association l’Ilads [International Lyme and Associated Diseases Society]. En France, la Fédération française contre les maladies vectorielles à tiques [FFMVT] en est le relais. Les Lyme doctors sont souvent des généralistes qui s’arrogent le titre de spécialiste de cette maladie, et multiplient les conférences ou formations lucratives. Un généraliste comme Philippe Raymond, membre fondateur du groupe Chronimed avec le Pr Montagnier, prétend ainsi guérir les « infections froides », dont l’autisme. Mais on retrouve aussi dans cette mouvance un radiologue [Alexis Lacout], alors que cette spécialité n’a aucun lien avec la maladie, des immunologistes ou des infectiologues comme Perronne. Il y a également des pharmaciens, des vétérinaires ou des malades qui ont créé leur propre filière pour prendre en charge la maladie avec de la naturopathie et différentes poudres de perlimpinpin.
Est-ce un business ?
Cela peut aller très loin. Des patients partent en Allemagne dans une clinique spécialisée à Augsbourg. Il y a également une clinique nommée Saint-Côme – ça ne s’invente pas ! – à Compiègne. A un moment, il y a même eu un produit à base d’huiles essentielles, Tic Tox, qui a été interdit. Certains médecins préconisent aussi l’ozone ou la médecine hyperbare, qui consiste à administrer de l’oxygène à une pression supérieure à la pression atmosphérique, ce qui est totalement ésotérique dans le cas de Lyme.
Vous connaissez Christian Perronne depuis les années 1980. Comment a évolué votre relation ?
Etant presque du même âge, nous avons fait nos carrières en parallèle. Nous avons tous deux été formés à l’hôpital ClaudeBernard, l’ancienne pouponnière des infectiologues français. Nous sommes devenus chefs de clinique à la même époque. Nous avons fréquenté les mêmes institutions. Nous avons été élus par nos pairs au bureau du Collège des universitaires de maladies infectieuses et
tropicales et à la section maladies infectieuses du Conseil national des universités. Christian Perronne a même dirigé ces instances. Je peux témoigner qu’il a fait beaucoup de bonnes choses pour notre profession. Il a vraiment bénéficié d’une grande reconnaissance. Et puis la situation s’est dégradée. Son complotisme a fini par éclater au grand jour à travers Lyme, et aujourd’hui avec l’hydroxychloroquine et le Covid. Mais, en 2016, il déclarait déjà que l’explosion de la maladie de Lyme serait due aux expérimentations d’un vétérinaire nazi qui travaillait pour l’armée américaine…
« C’est quand même étrange, tu les guéris tous, mais moi je n’en guéris aucun », lui aviez-vous dit...
Je reconnais avoir été, dans un premier temps, intéressé par les théories de Christian Perronne. Le concept de traiter un patient au bénéfice du doute ne m’est pas étranger. Je l’ai appliqué avec des antibiotiques pour Lyme. Rétrospectivement, c’était une bêtise. J’ai dû guérir deux ou trois personnes qui avaient autre chose. Et je n’ai presque jamais fait de traitement de longue durée. Il n’y a aucune preuve que ces antibiothérapies prolongées fonctionnent mieux qu’un placebo. Contrairement à ce qu’affirment les Lyme doctors, cela a été évalué. Une étude randomisée néerlandaise datant de 2016 a étudié ces traitements durant douze semaines chez des patients ayant des symptômes persistants attribués à Lyme. Un groupe a reçu de la doxycycline, un autre de l’hydroxychloroquine associée à la clarithromycine et un troisième un placebo. Les antibiotiques n’ont eu aucun bénéfice. Non seulement ce traitement ne guérit pas, mais en plus il y a des effets indésirables. Une jeune femme de 30 ans est récemment décédée d’une septicémie à la suite d’un traitement par voie intraveineuse pendant trente-cinq mois pour un Lyme présumé. Dans le livre, je reproduis des ordonnances abracadabrantesques, avec des traitements prolongés comprenant plus de 20 médicaments, dont 5 antibiotiques ! Par ailleurs, je précise que Christian Perronne n’a jamais publié d’étude sur ses guérisons. On est dans l’effet d’annonce. Il n’y a aucune preuve.
Comment expliquez-vous le poids politique de ces Lyme doctors, qui représentent, selon vous, moins de 5 % des opinions scientifiques sur ce sujet ?
Cette minorité agissante semble mieux écoutée par les politiques que les 95 % de médecins qui sont d’un avis contraire. En 2019, il y a même eu une proposition de loi pour « la reconnaissance de la chronicité de la maladie de Lyme », alors que toutes les agences sanitaires au niveau international rejettent cette notion. Vous imaginez le lobbying nécessaire pour influencer plus de 80 députés de tout bord ? Je pense que c’est principalement de la démagogie de la part de nos responsables politiques. Tout comme l’impossibilité de résister aux pressions des associations qui s’exercent sur eux aux plans local et régional.
Même la Haute Autorité de santé (HAS) a, d’après vous , « touché le fond » avec la borréliose de Lyme...
C’est une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre, car cet épisode, vécu en première ligne, m’a laissé pantois. Jamais je n’aurais pensé qu’une telle institution puisse se compromettre de cette façon, à travers les recommandations dites de bonne pratique pour la « prise en charge de la borréliose de Lyme » publiées en 2018. Dans le groupe de travail de la HAS, un tiers des participants était constitué par des Lyme doctors et les associations. On n’a jamais vu une minorité aussi bien représentée ! Finalement, la HAS a cherché un compromis, et le poids de ces médecins s’est révélé aussi important que celui des sociétés savantes. Sans surprise, l’ensemble de ces dernières a d’ailleurs publié un communiqué pour dénoncer une partie du texte, avant de faire ses propres recommandations un an plus tard. Entre experts, nous sommes tous d’accord !
Quel fut le rôle de Jérôme Salomon, qui a piloté ce groupe de travail avant sa nomination en tant que directeur général de la santé ?
Cela reste un mystère pour moi. Je me demande si Jérôme Salomon n’était pas encore sous l’influence de Christian Perronne, puisqu’il a été son élève et son adjoint à Garches. Je pense qu’il avait aussi à coeur de ne pas laisser les associations de côté, parce qu’il croit au concept de démocratie sanitaire. Dans une interview accordée au Point en 2019, il est allé jusqu’à déclarer que les « malades vont imposer les traitements à leurs médecins ». C’est du grand n’importe quoi. Salomon est un politique, et ça lui a bien réussi. Il a voulu satisfaire tout le monde, ne pas se mettre à dos les associations. Je pense aussi qu’il ne souhaitait pas se retrouver en porte-àfaux avec Christian Perronne, qui était à ce moment-là toujours son chef de service, et à qui il était redevable d’un point de vue hiérarchique.
Vous êtes très critique envers les associations de malades, dont les représentants sont, à vos yeux, plus des activistes…
Je crois que les membres de ces associations seraient aujourd’hui guéris s’ils avaient vraiment eu la maladie et suivi un traitement correct. On a le droit de se poser la question de l’intérêt qu’ils trouvent à défendre cette idée de Lyme chronique. Roland Barthes disait « nommer, c’est apaiser ». Mettre un nom sur une maladie est apaisant, cela vous donne une raison d’être, de lutter. C’est un exutoire. Mais ces associations qui voient du Lyme partout prennent en otage de vrais malades.