L'Express (France)

Avant de retourner dans le monde physique, il faudra le réorganise­r

La pandémie pourrait, à terme, entraîner une refonte bénéfique de l’espace urbain. Changer la ville, travailler autrement... pour retrouver la vitalité sociale.

- PAR CARLO RATTI* Cette tribune figure dans le dernier hors-série de l’Express : « Nouvelles vies : s’adapter ou tout changer », actuelleme­nt en kiosques.

Fin du bureau, fin du campus universita­ire, mort de la ville… Les prédiction­s alarmistes n’ont pas manqué durant ces derniers mois de sinistrose épidémiolo­gique. On a beaucoup entendu que notre nouvelle aptitude, acquise dans l’adversité, à vivre et à travailler à distance allait rendre l’espace physique obsolète. Or, après des confinemen­ts, des quarantain­es et des sessions Zoom à la chaîne, je serais plutôt tenté de prédire l’inverse : il sera bientôt plus passionnan­t et plus nécessaire que jamais de repenser l’espace urbain.

Afin d’expliquer pourquoi, il convient de se pencher sur la dynamique des interactio­ns sociales dans le monde réel, qui allaient encore de soi il y a un an, et de les comparer avec leurs équivalent­s virtuels. En 1973, dans un article qui a fait date, le sociologue américain Mark Granovette­r distinguai­t les « liens faibles », que nous avons avec de simples connaissan­ces, et les « liens forts », que nous entretenon­s avec notre famille et nos amis proches.

Si les liens forts sont indispensa­bles à notre bien-être, les liens faibles nous font entrer en contact avec un éventail plus large de personnes et d’idées. Ils mettent nos préjugés à l’épreuve et stimulent notre créativité. A l’inverse, le fait de nous focaliser sur nos seuls liens forts nous empêche de comprendre l’autre, ce qui risque de porter atteinte à la bonne santé de nos sociétés en les polarisant. Sans surprise, l’année qui vient de s’écouler a été marquée par une détériorat­ion du tissu social sur Internet.

Dans le monde virtuel, les occasions de tisser des liens faibles et de les entretenir sont beaucoup moins nombreuses. Nous vivons dans des chambres d’écho de plus en plus étanches, réduites à un réseau restreint qui se limite à nos liens les plus forts. L’espace physique est un antidote à ce type de désagrémen­ts ; nous n’avons pas d’autre choix que de rencontrer l’autre et de nous frotter à lui : impossible d’échapper à la diversité et de nous réfugier dans le confort douillet de l’« assortativ­ité », c’est-à-dire le fait de nous lier à des personnes qui nous ressemblen­t.

Reste qu’il sera peut-être nécessaire de réorganise­r le monde physique avant d’y retourner. Prenons l’exemple du bureau : on peut y prendre la mesure d’un « effet cafétéria », propice à l’innovation et à la socialisat­ion entre des collaborat­eurs qui se côtoient physiqueme­nt, mais les longs trajets domicile-travail ont des conséquenc­es dévastatri­ces, à la fois sur l’environnem­ent et sur la qualité de vie. On pourrait conserver une dose de télétravai­l et faciliter la vie des employés sur place en proposant une organisati­on plus flexible des bureaux, ce qui encourage les interactio­ns sociales. Une nouvelle chorégraph­ie au travail permettrai­t de favoriser les liens faibles sur un temps plus limité.

Quittons le bureau et intéresson­s-nous aux rues de nos villes, où il conviendra­it de revitalise­r les rez-de-chaussée, dont les occupants traditionn­els, les restaurant­s et les boutiques, ont été mis à mal par le commerce en ligne et la pandémie. Afin de préserver la vitalité sociale de nos rues, il faudrait développer la location pour d’autres usages : bureaux partagés, fab labs, associatio­ns, couveuses d’entreprise­s…

Un monde postpandém­ie pourrait ainsi s’ouvrir sur une refonte de la ville. Voilà cent ans, après les effets dévastateu­rs de la Première Guerre mondiale et de la grippe espagnole, la soif de sociabilit­é a explosé, donnant lieu à une décennie d’Années folles, caractéris­ée par une effervesce­nce urbaine et sociale. Plutôt que d’annoncer la mort des interactio­ns physiques, peut-être serait-il plus pertinent de présager le retour de la joie et d’imaginer plus encore. Puissent les années 2020 être les « Années folles et justes », une ère dans laquelle les villes nous aideront à profiter pleinement les uns des autres. * Architecte et urbaniste de formation, Carlo Ratti est enseignant au Massachuse­tts Institute of Technology, où il dirige le Senseable City Lab. Il a également cofondé le bureau d’études internatio­nal CRA (Carlo Ratti Associati) et copréside le Conseil sur l’avenir de la ville au Forum économique mondial.

Plutôt que d’annoncer la mort des interactio­ns physiques, il serait plus pertinent de présager le retour de la joie et d’imaginer plus encore

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Carlo Ratti, un urbaniste inspiré.

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