Avant de retourner dans le monde physique, il faudra le réorganiser
La pandémie pourrait, à terme, entraîner une refonte bénéfique de l’espace urbain. Changer la ville, travailler autrement... pour retrouver la vitalité sociale.
Fin du bureau, fin du campus universitaire, mort de la ville… Les prédictions alarmistes n’ont pas manqué durant ces derniers mois de sinistrose épidémiologique. On a beaucoup entendu que notre nouvelle aptitude, acquise dans l’adversité, à vivre et à travailler à distance allait rendre l’espace physique obsolète. Or, après des confinements, des quarantaines et des sessions Zoom à la chaîne, je serais plutôt tenté de prédire l’inverse : il sera bientôt plus passionnant et plus nécessaire que jamais de repenser l’espace urbain.
Afin d’expliquer pourquoi, il convient de se pencher sur la dynamique des interactions sociales dans le monde réel, qui allaient encore de soi il y a un an, et de les comparer avec leurs équivalents virtuels. En 1973, dans un article qui a fait date, le sociologue américain Mark Granovetter distinguait les « liens faibles », que nous avons avec de simples connaissances, et les « liens forts », que nous entretenons avec notre famille et nos amis proches.
Si les liens forts sont indispensables à notre bien-être, les liens faibles nous font entrer en contact avec un éventail plus large de personnes et d’idées. Ils mettent nos préjugés à l’épreuve et stimulent notre créativité. A l’inverse, le fait de nous focaliser sur nos seuls liens forts nous empêche de comprendre l’autre, ce qui risque de porter atteinte à la bonne santé de nos sociétés en les polarisant. Sans surprise, l’année qui vient de s’écouler a été marquée par une détérioration du tissu social sur Internet.
Dans le monde virtuel, les occasions de tisser des liens faibles et de les entretenir sont beaucoup moins nombreuses. Nous vivons dans des chambres d’écho de plus en plus étanches, réduites à un réseau restreint qui se limite à nos liens les plus forts. L’espace physique est un antidote à ce type de désagréments ; nous n’avons pas d’autre choix que de rencontrer l’autre et de nous frotter à lui : impossible d’échapper à la diversité et de nous réfugier dans le confort douillet de l’« assortativité », c’est-à-dire le fait de nous lier à des personnes qui nous ressemblent.
Reste qu’il sera peut-être nécessaire de réorganiser le monde physique avant d’y retourner. Prenons l’exemple du bureau : on peut y prendre la mesure d’un « effet cafétéria », propice à l’innovation et à la socialisation entre des collaborateurs qui se côtoient physiquement, mais les longs trajets domicile-travail ont des conséquences dévastatrices, à la fois sur l’environnement et sur la qualité de vie. On pourrait conserver une dose de télétravail et faciliter la vie des employés sur place en proposant une organisation plus flexible des bureaux, ce qui encourage les interactions sociales. Une nouvelle chorégraphie au travail permettrait de favoriser les liens faibles sur un temps plus limité.
Quittons le bureau et intéressons-nous aux rues de nos villes, où il conviendrait de revitaliser les rez-de-chaussée, dont les occupants traditionnels, les restaurants et les boutiques, ont été mis à mal par le commerce en ligne et la pandémie. Afin de préserver la vitalité sociale de nos rues, il faudrait développer la location pour d’autres usages : bureaux partagés, fab labs, associations, couveuses d’entreprises…
Un monde postpandémie pourrait ainsi s’ouvrir sur une refonte de la ville. Voilà cent ans, après les effets dévastateurs de la Première Guerre mondiale et de la grippe espagnole, la soif de sociabilité a explosé, donnant lieu à une décennie d’Années folles, caractérisée par une effervescence urbaine et sociale. Plutôt que d’annoncer la mort des interactions physiques, peut-être serait-il plus pertinent de présager le retour de la joie et d’imaginer plus encore. Puissent les années 2020 être les « Années folles et justes », une ère dans laquelle les villes nous aideront à profiter pleinement les uns des autres. * Architecte et urbaniste de formation, Carlo Ratti est enseignant au Massachusetts Institute of Technology, où il dirige le Senseable City Lab. Il a également cofondé le bureau d’études international CRA (Carlo Ratti Associati) et copréside le Conseil sur l’avenir de la ville au Forum économique mondial.
Plutôt que d’annoncer la mort des interactions physiques, il serait plus pertinent de présager le retour de la joie et d’imaginer plus encore