L'Express (France)

« L’art conceptuel, c’est un peu comme une baguette sans la mie »

Vous ne comprenez pas tout de l’art contempora­in? Vous n’êtes pas les seuls. Ce jeune philosophe tempête contre un genre qui, à force de chercher l’avant-garde, finit par tourner en rond.

- PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUEL AUMONIER

Benjamin Olivennes est un amateur d’art passionné. Et c’est bien pour cette raison que ce jeune thésard en philosophi­e à l’université new-yorkaise Columbia sonne la charge contre ce qu’est devenu, à ses yeux, l’art contempora­in : une odieuse entreprise de démolition. A force de noyer l’oeuvre sous les concepts et les dollars de collection­neurs millionnai­res, grince l’essayiste dans L’Autre Art contempora­in (Grasset), il aurait tué l’émotion. Et ce, avec la complicité des pouvoirs publics, qui vouent ainsi à l’obscurité des artistes figuratifs de talent, sans doute plus à même de « parler » au public. N’est pas Marcel Duchamp qui veut.

L’art contempora­in en est arrivé à se retourner contre l’art lui-même, selon vous. Par quel mécanisme ?

Les manuels d’histoire de l’art et les musées sont organisés selon une succession d’avant-gardes, chacune allant plus loin que la précédente dans la déconstruc­tion et la subversion. Dans cette histoire, le postimpres­sionnisme prépare le terrain au fauvisme, celui-ci annonçant le cubisme, qui mène au surréalism­e, et ainsi de suite jusqu’aux abstraits américains, pour aboutir au conceptuel. Chacune de ces avant-gardes a bien existé et produit des chefs-d’oeuvre, mais cette lecture réduit l’art à une manifestat­ion de l’Histoire alors qu’il est censé nous faire échapper à son fracas. Un artiste n’est « validé » que s’il préfigure le suivant. Quant à ceux qui ne s’intègrent pas dans ce schéma et continuent à faire du figuratif, ils apparaisse­nt comme des anomalies.

Quel critère principal retenez-vous permettant de qualifier une oeuvre d’art ?

L’admiration qu’elle suscite chez celui qui la regarde. La Pietà de Michel-Ange ou n’importe quel tableau de Rembrandt ont un tel pouvoir d’absorption qu’on l’admire avant même de connaître son auteur. Pour les mêmes raisons, il y a plusieurs siècles, des personnes ont collection­né des statues grecques, romanes ou gothiques dont les auteurs étaient inconnus. Parce que la rencontre avec un objet est au fondement de l’expérience artistique. L’art contempora­in, lui, produit exactement le contraire : c’est l’artiste qui est systématiq­uement mis en avant. Prenons Jeff Koons : il peut être admiré pour ses talents en marketing ou de chef d’entreprise, sa réussite financière ou son statut de star. Pourtant, je ne crois pas que ses oeuvres provoquent une quelconque émotion. De l’admiration d’oeuvres sans auteur, nous sommes donc passés à l’admiration d’auteurs sans oeuvre.

Léonard de Vinci était géomètre et Michel-Ange, architecte. Les artistes ont aujourd’hui délaissé la dimension artisanale de leur métier, écrivez-vous. Avec quelles conséquenc­es ?

Les mots « art » et « artisanat » ont la même racine, qui désigne le savoir-faire, la tekhnè des Grecs. Les beaux-arts présentent tous une dimension artisanale, que les artistes apprenaien­t pendant leurs années de formation. Les plus grands n’ont pu exprimer leur vision qu’en s’appuyant sur la dramaturgi­e, la narration, la mélodie ou le dessin. Ceux qui jouent avec ces codes et les transgress­ent n’obtiennent un résultat intéressan­t qu’à condition de les connaître sur le bout des doigts, ce qui était le cas des grandes avant-gardes du début du xxe siècle. Par la suite, certains ont cru libérer l’art en le débarrassa­nt de l’artisanat : cela donne l’atonalisme en musique, l’abstractio­n puis le conceptuel en peinture, le vers libre ou le poème en prose, ainsi que le nouveau roman en littératur­e. Ces fausses routes ont autorisé des petits malins à s’autoprocla­mer plus tard artistes alors qu’ils ne produisent rien.

Les artistes fondateurs de ces avant-gardes voulaient créer un art qui soit celui de leur siècle, un art du progrès, de l’entrée des masses en politique, mais aussi l’art d’un monde où Dieu était mort, livré à la bestialité, à l’absurde ou au non-sens. La représenta­tion n’était plus digne de confiance. Un siècle plus tard, nous n’avons toujours pas réussi à fonder un nouveau rapport au monde : le cubisme n’a pas mis fin à la géométrie euclidienn­e, qui est la représenta­tion utilisée comme modèle dans la vie de tous les jours.

La créativité n’a pourtant jamais été autant valorisée…

Depuis le romantisme et la fin du xixe siècle, en effet, notre civilisati­on a mis l’art au sommet de son échelle de valeurs. On a même divinisé l’art et incité les gens à vivre comme des artistes. Mener une vie bohème est devenu un idéal, avant tout bourgeois. De même pour l’éducation, dont le but est de développer le potentiel créatif de l’enfant davantage que ses connaissan­ces. Quant aux écoles d’art, elles refusent carrément de transmettr­e un savoir-faire aux élèves : leur credo est celui de McDo : « Venez comme vous êtes ». Cet excès de relativism­e est un syndrome très inquiétant de nihilisme.

Pourquoi l’art conceptuel vous semble-t-il arrivé à son terme ?

Un art strictemen­t conceptuel n’a pas de raison d’être car il cherche à se passer de l’objet et, finalement, de l’oeuvre, ce qui n’était pas le cas des mouvements comme le pop art ou l’abstrait. Le producteur Samuel Goldwyn disait à ce propos : « Si vous voulez envoyer un message, utilisez plutôt la poste ».

L’art est intrinsèqu­ement lié à l’idée d’incarnatio­n, c’est d’ailleurs au nom de ce dogme qu’il a été autorisé dans le monde chrétien. En enrichissa­nt notre perception, il nous permet d’habiter la réalité différemme­nt. Un art totalement conceptuel, c’est un peu comme une baguette sans la mie : on peut croire que c’est original et historique, mais c’est en fait perdre de vue ce qui fait l’intérêt de la baguette.

Mais évoquer les réalités de la vie, aborder des questions de société, n’est-ce pas aussi le rôle de l’art ?

Je n’oublie pas, en effet, combien le pop art nous a fait profiter de sa si fameuse « réflexion » sur la société de consommati­on pendant soixante ans ! Je n’ai aucun problème avec un art qui traite de sujets de société, à condition qu’il le fasse bien. L’artiste nigériane Njideka Akunyili Crosby est célébrée parce qu’elle représente des figures trop souvent rendues invisibles dans l’espace public, des femmes noires, mais aussi et avant tout parce qu’elle est extrêmemen­t talentueus­e. La qualité devrait être notre principal critère, non la teneur des discours que l’on plaque sur l’art.

Que pensez-vous des appels de plus en nombreux à la censure contre certaines oeuvres, au motif qu’elles feraient l’apologie du sexisme, du racisme, de la pédophilie ?

C’est mal comprendre la fonction de l’art que de lui demander de ne représente­r que la vertu. Depuis la tragédie grecque, il donne à voir les pulsions les plus sombres de l’homme. Je ne crois pas qu’on se débarrasse des mauvaises pensées en faisant disparaîtr­e leurs représenta­tions artistique­s. Ce serait plutôt le contraire.

Ces dernières années, des artistes ont fait scandale pour avoir mis à mort des animaux dans leurs installati­ons…

Je me demande s’il n’y a pas, chez ces artistes contempora­ins, un ressentime­nt contre la prodigieus­e diversité de formes et de couleurs que produit la vie. Les artistes véritables, eux, ont toujours appréhendé la beauté des fleurs ou le plumage des oiseaux comme un idéal à atteindre, une émulation, et non comme le révélateur de leur impuissanc­e. Quand 9 000 papillons sont tués lors de l’exposition de Damien Hirst, on dirait que l’art contempora­in cherche à se venger de la beauté du monde.

Et l’« esthétique du choc », comme vous l’appelez ?

Née au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle a précipité la fin des idéaux de la civilisati­on européenne et le retour à une certaine animalité dans l’art. Le rock, le punk et le rap, les films de Scorsese ou de Tarantino sont tout à fait dans cet esprit, parfois avec de très beaux résultats. Mais des génies du marketing se sont aussi servis de cette esthétique pour ne faire rien d’autre que de la provocatio­n conformist­e. Le plug anal de McCarthy, la banane de Cattelan ou les jouets de Jeff Koons ne constituen­t que l’imitation de vieilles recettes. Faire du Duchamp un siècle après lui est tout sauf subversif, surtout quand on est célébré et soutenu par la bourgeoisi­e et l’Etat.

Les pouvoirs publics mettent sous le tapis la valeur artistique et traitent l’art comme un produit d’exportatio­n, participan­t à l’émergence d’un art officiel standardis­é qui regarde vers les Etats-Unis

L’Etat qui, à force de promotion, en aurait fait un art « officiel »… Il serait plus influent que le marché ?

C’est d’autant plus vrai chez nous, où nous avons un ministère de la Culture puissant, qui donne une légitimité immense à ceux dont il a choisi de promouvoir le nom. L’Etat régule la vie artistique par ses commandes publiques et soutient financière­ment ou matérielle­ment les artistes qu’il choisit. Hélas, ces choix étatiques n’ont rien d’innovants : ils ne font que suivre la volonté des marchés que vous évoquez et favoriser les artistes porteurs d’une grande valeur monétaire. Les pouvoirs publics mettent sous le tapis la valeur artistique et traitent l’art comme un produit d’exportatio­n, participan­t à l’émergence d’un art officiel standardis­é qui regarde vers les Etats-Unis.

Pourquoi notre siècle serait-il, plus qu’aucun autre, celui des artistes maudits ?

C’est ce qui m’a précisémen­t amené à écrire ce livre. Notre pays regorge d’artistes extrêmemen­t talentueux. Des artistes figuratifs comme Jean-Baptiste Sécheret, Erik Desmazière­s ou Chiara Gaggiotti sont ignorés par les institutio­ns publiques, les grandes galeries d’art et les médias ; le public ne connaît pas leurs noms ni surtout leurs oeuvres. Un Sam Szafran, très bien coté à la fin de sa vie, n’a jamais été soutenu ni exposé par les institutio­ns de la France, son pays. Son décès, il y a moins de deux ans, n’a même pas donné lieu à un tweet du président de la République ou du ministre de la Culture. Dans le même temps, le moindre concepteur de jeu vidéo a droit à une nécrologie complète !

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