L'Express (France)

Michel Onfray / Manuel Valls : la grande explicatio­n

Ils se sont insultés, maintenant ils discutent. Le philosophe et l’ancien Premier ministre ont débattu sur la France, la gauche, Macron, la civilisati­on...

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURELINE DUPONT ET THOMAS MAHLER

Il y a quelques années, ils s’étaient échangé des amabilités par médias interposés : « Onfray perd les repères », « Valls est un crétin »… Une passe d’armes aussi révélatric­e des déchirures idéologiqu­es au sein de la gauche que de la qualité du débat au temps des « clashs ».

Coïncidenc­e éditoriale, Manuel Valls et Michel Onfray publient tous les deux des livres sur la France. Avec Pas une goutte de sang français (éd. Grasset), l’ancien Premier ministre raconte dans un texte très personnel son parcours de fils d’immigrés devenu le chantre de la gauche républicai­ne, puis « l’un des hommes les plus détestés de son époque » (voir page 28). C’est sa « lettre à France » après l’exil en Catalogne. Dans L’Art d’être français (éd. Bouquins), l’intellectu­el normand adresse, lui, des lettres à de jeunes Français, un manuel destiné à résister à ce qu’il estime être une époque nihiliste (voir les extraits page 26). On retrouve dans leurs ouvrages des détestatio­ns communes (Assa Traoré, Edwy Plenel) et des admiration­s pour des icônes nationales qui se ressemblen­t presque, à quelques siècles près – Rabelais et Voltaire chez le philosophe, Gérard Depardieu et Blanche Gardin pour le politique… A L’Express, on s’est dit qu’il fallait réunir ces deux hommes apparemmen­t irréconcil­iables. Surprise, ils ont dit oui. Non seulement aucun nom d’oiseau n’a été lâché durant deux heures, mais l’échange a volé haut et loin, jusqu’à l’avenir de notre civilisati­on. En costume, Manuel Valls avait studieusem­ent pris des notes, preuve d’une lecture attentive – et en partie admirative – de L’Art d’être français. En baskets, Michel Onfray a failli se fendre d’un compliment sur son interlocut­eur. La gauche de l’un est libérale et européenne, celle de l’autre, old school et souveraini­ste. Mais les deux ne rechignent pas à défendre l’autorité ou à s’en prendre à « l’islamogauc­hisme ». Le gagnant de cette grande explicatio­n ? Le débat, par K.-O.

Commençons par solder les comptes. En 2015, Manuel Valls, vous vous en étiez pris à Michel Onfray après qu’il eut affirmé qu’il préférait « une idée juste d’Alain de Benoist à une idée fausse de BHL »…

Michel Onfray Attendez ! Il manque la fin de ma phrase : « Je préfère une idée juste d’Alain de Benoist à une idée fausse de BHL et une idée juste de BHL à une idée fausse de BHL. » Ce qui n’est tout de même pas la même chose, convenez-en…

Manuel Valls Un Premier ministre n’est pas obligé de réagir à toute interventi­on d’un philosophe ou d’un intellectu­el. Et il vaut mieux lire les phrases dans leur ensemble. Mais Michel Onfray m’a répondu. Et j’en fais encore des cauchemars aujourd’hui ! [Rires] Je me réveille entouré de jeunes conseiller­s gominés qui me préparent des notes, moi qui ne lirais jamais et serais « un crétin » [NDLR : le philosophe avait accusé Manuel Valls de « n’avoir rien lu » et de s’être appuyé sur les « petites fiches sans doute fabriquées par ses conseiller­s en communicat­ion »].

Plus sérieuseme­nt, le 8 janvier 2015, le lendemain de l’attentat de Charlie Hebdo, j’ai prononcé sur France Inter cette phrase absurde : « Ce que dit Michel Houellebec­q, ce n’est pas la France. » La veille, quelques heures avant la tuerie, il avait présenté

Soumission, coïncidenc­e incroyable. De quel droit pouvais-je décider de ce qu’est la France et de ce qui ne l’est pas ? Je fais un vrai mea culpa, d’autant que, si

Soumission est un livre dérangeant, je l’ai beaucoup aimé. Le débat d’idées mérite mieux, il ne faut pas y entrer par des excommunic­ations.

Et vous, Michel Onfray, regrettez-vous d’avoir traité Manuel Valls de « crétin » ?

Michel Onfray Quand on est Premier ministre, on a 500 décisions à prendre dans l’heure. Je peux comprendre qu’il ait réagi de cette façon si on lui a dit, comme ça s’est beaucoup fait, que je préférais les idées d’Alain de Benoist à toute autre. Par ailleurs, le recours à ce genre de mot n’est pas le meilleur qu’on puisse faire… J’ai arrêté mon compte Twitter qui contraigna­it à ce genre de raccourcis.

Vous avez un point commun : on ne cesse de vous demander si vous êtes encore de gauche. Verdict ?

M. V. Oui, je suis de gauche. Celle de Camus. Je fais mienne sa formule un peu désespérée : « Malgré elle, malgré moi, je mourrai à gauche. » C’est ainsi. C’est ma référence, ma culture. C’est le fruit d’un engagement politique qui a débuté dès 1980 au Parti socialiste auprès de Michel Rocard, et qui m’a permis aussi d’apprendre à être français.

M. O. Je me définis aussi comme un homme de gauche. En 1981, j’ai voté pour Mitterrand et je revoterai pour quelqu’un qui porterait ces idées qui sont restées les miennes. Simplement, Manuel Valls dit beaucoup qu’il y a « deux gauches irréconcil­iables ». Il a raison, mais on oublie, sans doute en écho à la lecture marxiste (Marx affirme qu’il existe un socialisme scientifiq­ue, le sien, et que tous les autres sont des socialisme­s utopiques), qu’il en existe au moins une troisième, à savoir un socialisme français dont on ne parle jamais et qu’il serait pourtant intéressan­t de réactiver. C’est celui de Leroux, de Cabet, de Proudhon, de Fourier. C’est le socialisme des communards. C’est le mien. Nous n’avons pas assez travaillé, et les socialiste­s en particulie­r, sur le corpus de leur passé. Voilà ce qu’il faudrait creuser pour faire renaître le socialisme. Mais Hollande et Mélenchon ne sont pas les deux seules mesures du fait d’être de gauche, ou pas !

M. V. J’ai noté une phrase terrible de Michel Onfray : « Il manque à la gauche un Nuremberg qui lui permettrai­t de repartir sur des bases assainies. » Je refuse cette référence à Nuremberg, mais je vois bien ce que vous voulez dire. La gauche française a vécu des schismes permanents. Pourtant, à la fin du xixe siècle, les événements historique­s – la Commune, l’affaire Dreyfus – provoquent des rencontres incroyable­s. Il suffit de lire l’échange de lettres entre Georges Clemenceau et Louise Michel, à ce moment-là déportée en Nouvelle-Calédonie. Entre cet homme et cette femme, si différents mais qui se battent pour l’amnistie des communards, le respect, l’affection, le dialogue sont possibles. Zola, Péguy, Jaurès et encore Clemenceau défendent ensemble l’honneur de Dreyfus. La République sort renforcée de ces combats.

M. O. Ce Nuremberg permettrai­t de regarder l’histoire de la gauche sans oeillères, de la Révolution française à aujourd’hui, afin de penser les choses au-delà des nondits. Je rappelle quand même que dans l’Histoire de la Révolution française, de Louis Blanc, il est question de four crématoire… Un chimiste républicai­n nommé Proust travaillai­t de son côté à un gaz pour exterminer les vendéens. Sans parler du fonctionne­ment du tribunal révolution­naire… Pourquoi Robespierr­e envoie-t-il les « enragés », les Hébertiste­s, les Girondins à la guillotine ? N’oublions pas non plus le Parti communiste français, le pacte germano-soviétique… Personne n’en parle : pendant deux années, le PCF a obéi au Parti communiste soviétique,

qui était engagé dans une politique de collaborat­ion avec Adolf Hitler. La chaîne Histoire diffuse un nombre incroyable d’émissions sur Hitler et le nazisme mais pas dans la même proportion sur le goulag !

Un mot aussi sur le maoïsme. Comment se fait-il qu’Alain de Benoist soit un pestiféré dans le monde intellectu­el françaisal­ors que ceux qui ont été maoïstes, trotskiste­s, qui ont défendu la Révolution culturelle et ses millions de morts, sinon Pol Pot, sont invités partout ? On estime qu’Alain Badiou est un personnage fréquentab­le, tant mieux, je ne suis pas pour l’exclusion ! Mais il faut se demander comment, quand cela se fait au nom de la gauche, on peut décapiter, massacrer, guillotine­r, persécuter, interdire, enfermer, persécuter…

M. V. Nous avons de vrais désaccords avec Michel Onfray, mais je ne lui conteste évidemment pas le droit d’être et de se dire de gauche. Et débattons ! Voici le drame de la gauche qui explique en grande partie l’état dans lequel elle se trouve aujourd’hui : elle ne débat plus, elle excommunie. Vous ne pouvez pas exclure de la gauche ceux qui disent leur attachemen­t à la République, à la laïcité et qui tiennent un discours ferme face à l’islam politique. C’est pourtant ce qui est arrivé à Elisabeth Badinter, Caroline Fourest ou à moi. « Manuel Valls, êtes-vous de gauche ? » Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai dû répondre à cette question. Je me souviens de Laurent Joffrin, alors directeur de Libération ou de L’Obs, me la posant, le crayon entre les dents, devant sa rédaction goguenarde. Ça, c’est bien une question de gauche ! Et, chaque fois, derrière l’interrogat­ion, on sent poindre le procès en trahison.

Donc, Michel Onfray, vous ne contestez pas à Manuel Valls le droit d’être de gauche ?

M. O. Bien sûr que non. Manuel Valls est d’une gauche libérale. Cette gauche existe, elle est dans le paysage intellectu­el français, ça n’est évidemment pas la mienne.

Vous déplorez tous les deux que la gauche ait un problème avec l’autorité. Même vous, Michel Onfray, qui vous dites pourtant libertaire…

M. O. Etre libertaire, c’est estimer que la liberté doit être l’horizon indépassab­le et ce dans un esprit proudhonie­n qui suppose aussi que la justice coïncide avec la liberté.

Il est injuste que les plus pauvres et les plus défavorisé­s n’aient pas la sécurité ou la sûreté d’habiter quelque part, de se déplacer… On peut être libertaire et soucieux des questions régalienne­s. Proudhon défend l’Etat. Les anarchiste­s en peau de lapin ne défendent pas l’Etat. Je suis de ceux qui défendent l’armée, les services secrets, la police depuis toujours, car, comment faire sans ? On ne trouvera pas sous ma plume des attaques du genre « CRS = SS ». La gauche a des valeurs et des vertus, la sécurité en fait partie. Ma gauche est réaliste.

M. V. Toutes les sphères de l’autorité sont aujourd’hui bafouées. Hannah Arendt parlait déjà en 1961 de l’effondreme­nt général des autorités traditionn­elles : l’Etat, la politique, l’instructio­n, la famille… Maire d’Evry, confronté aux problèmes de sécurité et aux violences urbaines, ou ministre de l’Intérieur, j’ai toujours défini l’autorité comme une valeur de gauche. Une valeur républicai­ne. L’insécurité et la délinquanc­e s’attaquent aux plus fragiles. C’est une injustice supplément­aire. Si la justice sociale fait partie de l’ADN de la gauche, alors lutter contre l’insécurité est une priorité dans ce combat contre les inégalités.

L’autorité est émancipatr­ice. L’ordre libère. Dans une démocratie, le peuple ne choisit pas la sécurité ou les libertés. L’Etat doit être en mesure de lui garantir les deux. Ce débat sur l’autorité sera au coeur de l’élection de 2022.

« Si l’on n’est pas éduqué à la liberté, on ne devient jamais libre, on reste serf. Je déplore qu’aujourd’hui on ne fasse plus cet apprentiss­age de la liberté à l’école »

Michel Onfray, dans votre livre, vous déplorez la « déresponsa­bilisation » de la société. Pourquoi ?

M. O. J’ai évoqué tout à l’heure l’imprégnati­on marxiste, mais il faut également compter avec une forte imprégnati­on freudienne même chez les gens qui n’ont pas lu Freud. Les chrétiens défendent l’idée d’un libre arbitre dont le mauvais usage a rendu possible la chute. C’est le fondement d’une civilisati­on de pouvoir dire : vous avez le choix. Si vous avez bien choisi, on peut vous récompense­r, vous honorer. Si vous avez mal choisi, on peut vous punir.

S’ajoutent à cela les déterminis­mes. Il suffit de lire Les Misérables, grand livre de sociologie, où Hugo dit : si Jean Valjean vole, c’est parce qu’il a faim. Eric Zemmour reproche cette vision à Hugo. Pour ma part, je pense qu’Hugo a très bien raconté le besoin de sortir de la métaphysiq­ue du libre arbitre pour entrer dans les

conditions politiques qui expliquent le trajet d’un voleur de pain.

Pour Freud, la liberté n’existe pas, il n’y a que des déterminis­mes qui procèdent de l’inconscien­t. Pour Marx non plus, la liberté n’existe pas, il n’y a que des déterminis­mes sociaux. Mai 68 fusionne Marx et Freud via des penseurs comme Reich ou Marcuse. Cela débouche sur l’idée que l’individu est toujours victime, et la société toujours coupable. Ce n’est plus l’individu qu’on punit, ce n’est plus l’individu qu’on rééduque, mais la société qu’on doit révolution­ner.

Or il existe un juste milieu entre le postulat du libre arbitre total et celui du déterminis­me absolu. Ce n’est pas l’un ou l’autre, mais les deux imbriqués. Si l’on n’est pas éduqué à la liberté, on ne devient jamais libre. Des parents, des enseignant­s doivent faire ce travail. Mais quand ils ne le font plus ? Manuel Valls et moi avons en commun l’éloge de l’école républicai­ne. Sans l’école républicai­ne, je ne serais pas devenu ce que je suis. Mais je déplore qu’aujourd’hui on ne fasse plus cet apprentiss­age de la liberté à l’école. Si l’on n’apprend pas la liberté, on reste serf : on ne naît pas libre, on le devient.

M. V. La question de la responsabi­lité de l’individu me paraît tout aussi fondamenta­le. Qu’il s’agisse de délinquanc­e ou, encore plus grave, de terrorisme, j’ai toujours considéré que la responsabi­lité individuel­le était engagée. Cela ne signifie pas que je refuse une réflexion qui permettrai­t de comprendre ce qui se passe dans notre société, les conséquenc­es du déterminis­me. Mais je refuse la culture de l’excuse ou la victimisat­ion permanente, voire la recherche d’une responsabi­lité de la société française dans le « terreau » sur lequel le djihadisme aurait par exemple pu prospérer… C’est le débat qui m’avait opposé à Emmanuel Macron en 2015.

Vous êtes l’un comme l’autre très sévères à l’égard d’une nouvelle gauche que vous qualifiez de racialiste. Dans vos livres respectifs, on retrouve une virulente critique d’Assa Traoré… M. V. Il y a dans le livre de Michel Onfray des pages sur l’islamo-gauchisme dont je ne retire pas un mot. Nous partageons la même vision des faits et des personnage­s qui illustrent cette dérive. Nous évoquons tous les deux la manifestat­ion de juin 2020, devant le palais de justice de Paris, convoquée en quelques heures grâce aux réseaux sociaux, après la mort de George Floyd. Un message, la police française est aussi une police raciste qui n’hésite pas à tuer. Un personnage, Assa Traoré – dont je peux comprendre la douleur personnell­e après la mort de son frère – érigée en « nouvelle Angela Davis », la procureure des « violences policières » et de la France « Etat raciste ». L’emblème d’une révolte en marche à la Une du magazine du Monde, une thèse développée par Mediapart et surtout dans la presse américaine : New York Times, Washington Post… C’est là que commence la mystificat­ion. Assa Traoré est devenue l’égérie médiatique d’une gauche racialiste. C’est de cette gauche qu’il est question quand j’évoque les deux gauches irréconcil­iables. Une gauche qui, par un extraordin­aire renverseme­nt des valeurs, fait de la race son identité, comme l’extrême droite. La couleur de peau est l’unique marqueur. La lutte des races remplace la lutte des classes. On cherche à nous imposer la cancel culture américaine, forte de l’influence de ses université­s, de sa presse et de ses réseaux sociaux, des concepts chargés de sens, « privilège blanc », « intersecti­onnalité », une redoutable bien-pensance et un puritanism­e viscéral – oubliant ce que cela a provoqué comme dégâts aux Etats-Unis. Une gauche en perte de repères, qui va rechercher, comme l’explique Michel Onfray, ses sources chez Jean-Paul Sartre et Edwy Plenel, alimente cette radicalité. Pour les musulmans est d’ailleurs un livre important pour comprendre ce qui est en train de se passer. Plenel y présente les musulmans comme les nouveaux damnés de la terre, victimes du capitalism­e et de l’ordre établi. A l’automne 2017, il est allé jusqu’à affirmer que Charlie Hebdo, Fourest et moi menions une « guerre aux musulmans », nous désignant comme des cibles. Vous contestez cette thèse, vous êtes raciste. Vous répliquez, vous êtes traité d’islamophob­e, ce mot inventé pour clouer Salman Rushdie au pilori. Je me suis retrouvé très seul.

La révolution iranienne, la guerre en Afghanista­n, l’effondreme­nt du bloc soviétique ont progressiv­ement fait surgir la question identitair­e, qui a explosé à la face du monde le 11 septembre 2001. Faute d’avoir intégré ces évolutions dans son logiciel, la gauche s’est trouvée désemparée, en France comme ailleurs. Elle est restée passive face au cocktail explosif qui a mêlé islam, terrorisme, immigratio­n, agité et exploité par l’extrême droite. Dès lors, une partie d’entre elle s’est rabattue sur le « nouveau prolétaria­t », faisant des musulmans un ensemble unique, une culture monolithiq­ue prête à marcher comme auraient dû le faire les ouvriers jadis, justifiant ainsi des alliances avec les islamistes.

M. O. Voilà qui est un exemple de ce que je nomme le mécanisme tribunal de Nuremberg de la gauche ! Ce qui rend possible l’islamo-gauchisme d’un Edwy Plenel, d’une Assa Traoré ou d’un Jean-Luc Mélenchon, c’est la certitude de se trouver du côté du bien depuis 1789, quand quiconque n’est pas du leur se trouve fustigé comme fasciste. Ce bien-là n’est pas aussi bien que le proclame la vulgate.

Vous avez écrit deux livres sur « l’art d’être français », pour reprendre une expression macronienn­e. Qu’est-ce que c’est, selon vous ?

M. O. J’ai ironiqueme­nt pris au mot notre président, qui avait aussi affirmé, en même temps, qu’il n’y avait pas de culture française mais seulement des cultures en France. Je n’ai évidemment pas une définition racialiste, mais culturelle, de cet art d’être français. Est français quiconque aime la France, quelle que soit sa religion, sa couleur de peau, son origine sociale. On aime la France ? Dès lors on est français, cela me suffit. Je n’ai pas à chercher des quartiers de noblesse. Je suis normand, comme chacun le sait, et je descends d’une famille de Vikings. Mais le penseur qui a le mieux écrit sur la normandité, c’est Léopold Sédar Senghor.

Ensuite, je pense que la France est une nation littéraire. Nous avons hérité de Montaigne, de Rabelais, de Descartes, de Voltaire, de Marivaux et de Victor Hugo. Montaigne est catholique, mais explique qu’il faut arrêter de penser à partir de la scolastiqu­e, en privilégia­nt le libre examen. Descartes construit la raison critique. Voltaire érige l’ironie en méthode. Marivaux célèbre l’art de la conversion, celui de la séduction délicate. Hugo, c’est l’auteur des Misérables, ce chef-d’oeuvre qui évoque le droit des femmes et des enfants, la nécessité de répartir les richesses, la liberté d’entreprend­re avec le souci de l’exigence de justice sociale. Souscrire à cette logique du libre examen, de la raison cartésienn­e, du corps rabelaisie­n, de l’ironie voltairien­ne, du marivaudag­e, de la justice sociale, c’est être français. Vous pouvez ensuite être une femme

venant de Thaïlande ou un transsexue­l originaire de Bolivie. C’est totalement égal.

M. V. Je suis un Français de préférence, pour reprendre les vers d’Aragon. J’ai appris à être français grâce à mes parents, à l’école publique, à mes lectures, à mon engagement politique. Je suis profondéme­nt français, et par le chemin de l’adhésion volontaire le plus conforme au génie universel de notre pays. Il m’a d’ailleurs fallu m’en éloigner pour mieux le comprendre et exprimer mon désir de France.

Emmanuel Macron incarne-t-il cet « art d’être français » ?

M. V. Il est d’abord le président de la République, donc il incarne la France. Il est aussi l’enfant d’une époque. En tout cas, l’acteur d’une épopée politique. Avec un culot incroyable, il a su saisir toutes ses chances et se jouer de nos propres faiblesses. Mais si on regarde le temps long, au-delà des péripéties, il est surtout le résultat d’une décomposit­ion politique, celle des partis de gauche et de droite, mais aussi d’une crise des idées, d’une crise démocratiq­ue en cours partout, et ce n’est pas fini… La France a eu la chance de pouvoir choisir en 2017 un président jeune, progressis­te, européen, réformiste. Tout ce que Michel Onfray n’aime pas ! [rires]. Le pays a évité le populisme. Macron a incarné le dégagisme, mais il n’est ni Trump, ni Le Pen, ni Mélenchon… Mais, en 2022, il sera le sortant, et il n’a pas su résoudre notre crise de confiance…

M. O. Selon moi, il y a au contraire une continuité du Mitterrand de 1983 au Macron aujourd’hui. Mitterrand n’ayant pas su gérer de manière socialiste le pays, il a estimé qu’il fallait passer à autre chose s’il voulait conserver le pouvoir. On a donc opté pour le libéralism­e. Je rappelle quand même que Bernard Tapie a été présenté par les socialiste­s comme l’horizon indépassab­le de la gauche de cette époque-là…

Tous les présidents élus depuis Mitterrand incarnent cette ligne-là et défendent la logique maastricht­ienne. On fait semblant d’opposer droite et gauche, mais, hors souveraini­stes, c’est exactement la même politique, soucieuse de diluer la France dans une Europe qui travaille à l’avènement d’un Etat mondial. Nous allons vers le gouverneme­nt planétaire. Je ne suis ni complotist­e ni antisémite en affirmant cela, comme on me l’a beaucoup reproché lorsque Front populaire a publié un numéro sur « l’Etat profond ». Jacques Attali lui-même a publié un livre très intéressan­t sur ce sujet : Demain, qui gouvernera le monde ?

Le capitalism­e est porteur d’un nouveau projet civilisati­onnel, c’est celui du transhuman­isme. Le nez dans le guidon, on peut se concentrer sur les prochaines élections et faire de la politique politicien­ne. Mais on a aussi le droit de se poser la question de l’avenir de notre civilisati­on. On nous explique qu’il n’y aurait plus de culture française, qu’il faudrait déconstrui­re l’histoire de France, comme on déconstrui­ra un jour l’histoire de l’Europe quand on jettera ce mouchoir alors devenu inutile. Et puis on érigera un gouverneme­nt planétaire auquel les mouvements écologiste­s travaillen­t sans s’en apercevoir. L’écologie s’avère en effet un formidable cheval de Troie pour abolir les frontières, puisque le salut de la planète ignore les nations. Or un monde sans frontières, c’est aussi le monde des premiers hommes et des hordes primitives tel que l’a raconté Darwin… Personne n’avance d’ailleurs masqué. Il suffit de lire et d’écouter Elon Musk, créateur de Neuralink, une entreprise faustienne qui a déjà implanté un microproce­sseur dans le cerveau d’une truie, Gertrude, pour créer une chimère qui s’avère l’esquisse de l’homme du posthumain. Les transhuman­istes travaillen­t à un projet de civilisati­on. Macron en est l’acteur.

Michel Onfray, n’y a-t-il pas chez vous une fascinatio­n pour la décadence, le frisson de la fin d’une civilisati­on ? Si on vous suit, nous finirons tous robots… M. O. Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, mais tragique. Je ne suis intéressé ni par le pire ni par le meilleur, mais par ce qui est. J’invite à surplomber notre temps. Malraux, Spengler ou Toynbee ont évoqué l’essor et le déclin des civilisati­ons. Les gens qui embrassent large peuvent parfois mal étreindre. Mais ces penseurs permettent de comprendre que l’unité de mesure, ce ne sont ni dix ans ou un siècle, mais le millénaire. C’est à cette aune que des civilisati­ons naissent, croissent et décroissen­t.

Par ailleurs, je ne suis nullement réactionna­ire ou conservate­ur. Je ne souhaite pas revenir à un état passé, c’est parfaiteme­nt impossible. Je ne suis pas non plus de ceux qui expliquent que la décadence daterait de Mai 68 ou de la Révolution française. C’est un procès que l’on me fait souvent, mais je ne suis ni décadentis­te, encore moins un jouisseur morose de cette décadence-là. J’invite simplement à regarder Lascaux, les pyramides, le Parthénon, le Forum… Tout cela atteste de civilisati­ons perdues. Pourquoi la nôtre devrait-elle durer ? Pour quelles étranges raisons serait-elle la seule à échapper à l’entropie ? Démontrez-moi que notre civilisati­on serait une exception là où toutes les autres ont fini par mourir ! On retrouve ce même aveuglemen­t chez des personnes qui se montrent très critiques sur toutes les religions, sauf la leur.

Le moteur et l’électricit­é ont généré une nouvelle civilisati­on avec la révolution industriel­le. Aujourd’hui, la civilisati­on alternativ­e est celle que prépare Elon Musk. Cet homme est le plus riche du monde. Ce que les Etats-Unis ne peuvent plus faire, envoyer des fusées dans l’espace par exemple, lui le fait. Je vois mal comment le transhuman­isme ne pourrait pas triompher, puisque rien ne saurait s’y opposer.

M. V. Vous avez raison de dire qu’il faut penser en termes de civilisati­ons et de longue durée… Pour nous, le fait principal est que l’Europe ne domine plus le monde comme elle l’a fait pendant plusieurs siècles. C’est évident sur le plan économique – même si nous sommes encore puissants –, militaire ou démographi­que. Mais je me refuse à l’idée de la décadence et de la disparitio­n. L’Europe, par son histoire, sa culture, son économie, son marché, ses valeurs démocratiq­ues, a encore un rôle à jouer. Mais elle doit prendre conscience de l’enjeu civilisati­onnel.

Par ailleurs, toutes les données montrent que notre monde se porte infiniment mieux que dans les années 1930 ou même les années 1960. Staline ou Hitler, bien sûr, mais aussi Pinochet, Franco et Castro n’ont pas d’équivalent­s aujourd’hui. Les famines n’existent quasiment plus, sauf quand des politiques les provoquent. L’espérance de vie mondiale est passée de 45 ans en 1900 à plus de 70 ans aujourd’hui. En France, c’est 82 ans. Les droits des femmes ont en cinquante ans plus progressé que dans toute notre histoire. Les droits de l’homme et les libertés aussi. Nous vivons en paix avec nos voisins. Je ne me reconnais donc pas dans votre tableau catastroph­iste. Je comprends les inquiétude­s, mais je me refuse à bannir toute espérance.

Michel Onfray, vous êtes donc partisan de la thèse du « choc des civilisati­ons » ?

M. O. Oui, parce que le réel donne raison à Samuel Huntington. Si vous lisez Le Choc des civilisati­ons avec un quart de siècle de recul, vous voyez qu’il a parfois tort en ce qui concerne les détails. Mais il a raison sur la thèse d’une tectonique des plaques civilisati­onnelles qui s’opposent de facto. Le constater n’est pas le produire ! La Russie n’a par exemple rien à faire de l’Europe. Poutine reprend le flambeau slavophile après le refus de sa main jadis tendue à l’Occident. Cette même Russie a tout de même surpris l’Europe avec sa capacité à produire rapidement un vaccin, elle… Quant à la Chine, elle ne cache même pas sa stratégie de domination planétaire via le monopole des métaux rares et le développem­ent de l’intelligen­ce artificiel­le.

Huntington affirme que les blocs de civilisati­ons sont d’abord des blocs de spirituali­tés – l’hindouisme en Inde, l’animisme en Afrique, le confuciani­sme en Chine, le judéo-christiani­sme en Europe, l’umma des musulmans, bien qu’elle soit déterritor­ialisée. Il existe un islam d’Arabie saoudite qui n’est pas celui de l’Iran, de la Turquie ou de l’Afrique du Nord. Ce qui rend difficile la possibilit­é pour cette umma de constituer une civilisati­on planétaire. La civilisati­on islamique a un projet concurrent à la civilisati­on judéo-chrétienne européenne. Elle travaille à une désagrégat­ion de notre aire culturelle avec la contributi­on des islamo-gauchistes. Mais quoi qu’il advienne de l’islam sur l’espace européen en termes de conquête culturelle, il ne résistera pas lui non plus au projet transhuman­iste mondial.

« Je me refuse à l’idée de la décadence ou de la disparitio­n. L’Europe a encore un rôle à jouer, mais elle doit prendre conscience de l’enjeu civilisati­onnel »

Les chiffres montrent que les séculiers et athées sont de plus en plus nombreux dans les pays musulmans, comme partout ailleurs. L’auteur du Traité d’athéologie ne les renie-t-il pas ?

M. O. J’ai toujours insisté sur la grande disparité entre les musulmans. Je ne les essentiali­se pas… contrairem­ent à Edwy Plenel ! Mais l’Histoire ne se fait qu’avec des minorités agissantes, jamais avec des majorités silencieus­es. Et ces minorités agissantes revendique­nt clairement une logique de guerre civilisati­onnelle.

M. V. Qu’il y ait aujourd’hui des chocs entre cultures, personne ne peut le nier.

L’islam politique veut déstabilis­er nos sociétés. Nous devons éradiquer l’islamisme de nos pays. Et forcer l’islam aux mêmes évolutions que les autres religions. Mais n’oublions pas tout ce que nous a apporté l’alliance incroyable entre la démocratie, le respect des droits de l’homme, l’économie de marché, la culture. C’est cela l’Europe, une civilisati­on ! La Chine se projette résolument dans l’avenir, mais elle a ses propres fragilités, économique­s, politiques et démographi­ques, et a besoin de stabilité et d’alliés. La Russie est dans une situation bien moins enviable. Et puis, nous ne résoudrons aucun des problèmes que nous avons évoqués – islamisme, migrations, réchauffem­ent climatique… – sans une alliance profonde et durable avec l’Afrique, le continent du xxie siècle.

Regardez aussi les accords d’Abraham, ce qui est en train de se passer entre Israël et les pays du Golfe ou le Maroc. Au-delà de l’ennemi commun qu’est l’Iran, ces accords traduisent des bouleverse­ments géopolitiq­ues majeurs et augurent des changement­s dans les sociétés musulmanes. C’est ça qui me rend raisonnabl­ement optimiste, sans aucune naïveté. Mais la condition préalable, c’est une clarificat­ion dans notre pays sur ces sujets-là. Il est évident qu’avec le décolonial­isme ou l’islamo-gauchisme, cette haine de la France en notre sein, nous ne serons pas armés pour affronter ces grands défis.

Votre regard a-t-il changé l’un sur l’autre suite à cet échange ?

M O. Hormis cette affaire, chacun pourra convenir que je n’ai guère attaqué Manuel Valls dont le républican­isme me va. En revanche, nous ne sommes pas d’accord sur son socialisme libéral…

M. V. Je pense en tout cas que le débat doit être de bonne qualité dans notre pays, sans exclusions, en privilégia­nt la raison et l’écoute. Merci de nous avoir réunis. Le fait d’examiner les choses du point de vue civilisati­onnel ne me pose aucun problème. Au contraire. Nous sommes une civilisati­on, qui a fait ce que nous sommes. Mais c’est aussi ce qui me pousse à garder l’espérance – « la petite fille d’espérance », chantait Péguy –, malgré les orages noirs annoncés par Michel Onfray.

M. O. Pour résumer, ce débat fut celui d’une gauche de l’espérance contre celui d’une gauche tragique [rires].✷

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L’essaysiste et le politique réunis par L’Express ont nourri un dialogue fervent.
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