Les mille visages de la guerre civile, par Abnousse Shalmani
La démocratie française aime à fantasmer des menaces sur sa survie. Et si on écoutait plutôt ceux qui prônent la fraternité ?
Davantage que l’envahissement du Capitole par des énergumènes pro-Trump, exaltés complotistes – parmi les cinq morts à déplorer, notons le décès d’un fan trumpiste à la suite d’un tir de taser sur ses propres parties génitales ayant entraîné un arrêt cardiaque –, l’image la plus marquante demeure la cérémonie d’investiture sous cloche sécuritaire de Joe Biden. Comme si la démocratie était tellement fragilisée qu’un imposant déploiement militaire était indispensable pour la protéger, comme si le spectre de la guerre civile était l’invité principal de la cérémonie. Dans toutes les démocraties occidentales, la peur fait dorénavant office d’argument politique.
Psychodrame national
« La démocratie, après avoir rendu toutes choses hideuses et insupportables au plus haut degré pour tout le monde, finit toujours par se pendre aux basques d’un général victorieux », écrivait Oscar Wilde. Cette phrase pourrait illustrer le psychodrame national engendré par la tribune d’anciens militaires publiée par Valeurs actuelles, qui aura mis une dizaine de jours à se transformer en polémique. La laideur qu’entrevoyait Oscar Wilde est peut-être la tragédie du vide accouchant de controverses de pacotille. Peut-être que, notre survie primaire étant assurée
– la France est le pays le plus protecteur au monde –, ne demeure plus que l’ennui. L’ennui qui se traduit par des revendications absconses, des discriminations imaginaires, des attaques fantasmées. La boursouflure identitaire fait une nouvelle fois la preuve de sa capacité de nuisance. Ne reste plus à la démocratie qu’à s’accrocher aux basques d’un général, pour le dénoncer ou le louer, à défaut de proposer un cadre où la liberté de tous est assurée, où l’égalité n’est pas un frein au progrès, où la fraternité n’est pas décrétée par des lois.
Que ces ex-militaires soient sanctionnés, rien de plus normal, mais qu’une grande majorité de la classe politique en profite pour jouer la peur d’un coup d’Etat, voilà qui s’apparente à une prophétie autoréalisatrice. Outre que nous n’avons jamais vu un coup d’Etat annoncé dans les médias, nous ne pouvons nier que ces ex-militaires et quelques égarés encore en poste n’ont pas les moyens de prendre le pouvoir. Finalement, cette tribune aura été un cache-misère royal : de l’attentat de Rambouillet, où l’on découvre que le terroriste ne s’est pas radicalisé en suivant un imam décérébré du Pakistan mais en se nourrissant aux mamelles d’une extrême gauche qui voit de l’« islamophobie » là où il n’y a qu’une reconquête républicaine ; de l’absence de procès pour l’assassin de Sarah Halimi ; du verdict minoré de Viry-Châtillon ; des guérillas urbaines quotidiennes qui pourrissent la vie de citoyens pris en otage par des voyous se gargarisant de l’impunité dont ils bénéficient.
Refuser le paresseux effroi
Si nos institutions démocratiques sont en crise, si le sentiment de délitement de la société n’a jamais paru aussi fort, c’est que plus aucun politique n’est capable de s’adresser à tous les Français. Le diagnostic de Mark Lilla, qui voyait dans l’élection de Donald Trump l’incapacité de Hillary Clinton de s’adresser à tous les Américains – en se limitant aux seules minorités visibles –, pourrait s’appliquer ici. Lorsque le secrétaire national d’EELV réagit à l’absence de procès de l’affaire Halimi, en réduisant « la peine » ressentie à la « communauté juive », il fait la preuve de l’esprit exclusivement communautariste qui a gangrené quasi toute la gauche française. Lorsque l’analyse de la violence est limitée à une grille de lecture purement sociologique, autrement dità une déferlante d’excuses pour la justifier, c’est la République qui est affaiblie. Lorsque la loi sur le séparatisme est dénoncée comme islamophobe, n’est-ce pas une vision déformée – voire injurieuse – des citoyens d’obédience musulmane ? Refuser la polygamie, les mariages forcés, l’excision, les certificats de virginité, les signes religieux agressivement ostentatoires, est-ce une attaque contre les musulmans ?
Que faire alors de la première imam française, Kahina Bahloul, qui ne porte pas le voile et qui considère très justement que « le discours des fondamentalistes est minoritaire mais assourdissant » ? Que faire de la directrice de l’association Femmes for Freedom, Shirin Musa, néerlandaise et musulmane, militante contre le « terrorisme intime » (mariages forcés, mutilations génitales, polygamie et « captivité conjugale ») et qui soutient la loi française contre le séparatisme en refusant que les musulmans bénéficient d’un statut particulier qui les infantilise ? Que faire des voix qui prônent l’harmonie, louent la liberté et refusent le paresseux effroi d’une guerre civile ? Peut-être qu’il est temps de les entendre.