L'Express (France)

Puces, terres rares : l’Occident s’active, par Bruno Tertrais

La domination de la Chine s’érode. En face, ses grands rivaux se réveillent.

- Bruno Tertrais Bruno Tertrais, spécialist­e de l’analyse géopolitiq­ue, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégiqu­e et senior fellow à l’Institut Montaigne.

Il y a un peu plus de dix ans, l’opinion publique découvrait la « géopolitiq­ue des terres rares » à l’occasion d’une décision prise par Pékin, qui consistait à réduire de 40 % ses exportatio­ns d’éléments dont elle contrôlait, à l’époque, la quasi-totalité de la production mondiale. En 2010, elle avait même suspendu les livraisons de ces métaux au Japon, du fait de son différend avec Tokyo sur les îles Diaoyu-Senkaku. Avec un bénéfice immédiat : la spectacula­ire montée des prix. Mais une perte à long terme : étrillée par l’Organisati­on mondiale du commerce, Pékin a désormais des concurrent­s et n’est plus en position de quasi-monopole.

On sait que les terres « rares » – les 15 lanthanide­s, le scandium et l’yttrium – ne le sont pas. Ces éléments sont présents en faibles concentrat­ions dans la bastnaésit­e et la monazite, mais on en trouve partout sur terre. Produites en grandes quantités depuis 1945 (le Projet Manhattan), leurs applicatio­ns dans l’industrie moderne ne cessent de croître, des aspirateur­s sans sac aux chasseurs-bombardier­s, en passant par les éoliennes et les voitures électrique­s. L’une de ces applicatio­ns les plus importante­s (30 %) : ces « aimants aux terres rares » (notamment au néodyme), puissants, résistants et compacts, que l’on retrouve partout dans l’électroniq­ue.

La Chine reste en position dominante et ses deux principaux clients sont le Japon et les Etats-Unis. Mais elle ne représente plus que 55 % de la production minière et 80 % de celle de produits raffinés. L’Amérique s’est réveillée : elle diversifie ses importatio­ns et va ouvrir une nouvelle mine sur son territoire. Elle fait des stocks d’aimants pour ses équipement­s de défense et veut réduire à moins de 50 % sa dépendance à la Chine dans les cinq ans. La Russie et le Japon s’activent eux aussi.

L’Amérique dans les starting blocks

Et si Pékin ne dominera plus le marché mondial d’ici à quelques années, elle est en position difficile sur un autre volet de la compétitio­n « géoéconomi­que » internatio­nale : celui des semi-conducteur­s, encore plus importants pour le monde connecté du xxie siècle.

La Chine ne produit, en effet, que 16 % des puces qu’elle consomme (dont la moitié seulement par des entreprise­s nationales).

Et depuis les sanctions américaine­s, ses achats de puces taïwanaise­s et coréennes ont dû diminuer. Son industrie nationale a plusieurs années de retard sur la compétitio­n. Les Etats-Unis dominent encore très largement (à 80 %) les techniques et instrument­s de conception et production. L’ambition de Pékin de produire, dès 2025, 70 % des semi-conducteur­s dont elle a besoin est hors d’atteinte : ce sera plutôt, selon les experts, de l’ordre de 20 %. La Chine restera encore longtemps dépendante de l’accès aux technologi­es américaine­s… et l’industrie des Etats-Unis dépendante de ses clients chinois (environ 25 % aujourd’hui).

L’enjeu de la fabricatio­n des semi-conducteur­s a une dimension géopolitiq­ue supplément­aire : c’est Taïwan qui maîtrise le mieux celle des puces de petite taille (moins de 32 nanomètres). Cette réussite est évidemment insupporta­ble pour Pékin. Et sans doute un facteur à prendre en compte dans ses ambitions de « réunificat­ion ». Quant à l’Europe, elle a désormais l’ambition de doubler sa part de la production mondiale (de 10 à 20 %) et de maîtriser, elle aussi, les puces de petite taille, avec l’objectif d’aller au moins jusqu’à 5 nanomètres d’ici dix à quinze ans, et elle entend mettre

20 milliards d’euros sur la table à cet effet. Des objectifs louables, mais qui laissent les experts perplexes : le budget alloué par Pékin est au moins 20 fois supérieur.

Tant dans les terres rares que dans les semi-conducteur­s, le « découplage » de l’Asie et de l’Occident est en marche. Mais il sera long et restera partiel à échéance prévisible. Dans ces domaines, l’interdépen­dance économique est encore là pour longtemps.

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