La féminisation invisible
De la Révolution à la Restauration, nombre de femmes peintres ont émergé sur les cimaises alors même que, jusqu’à récemment, l’histoire de l’art continuait à s’écrire sans elles.
LE 31 MAI 1783, ELISABETH VIGÉE LE BRUN fait une entrée fracassante à l’Académie royale de peinture et de sculpture, sanctuaire dévolu aux artistes mâles qui goûtent peu cette intrusion. La jeune femme a du talent, de l’audace et… l’appui de MarieAntoinette, grâce auquel elle a intégré la prestigieuse institution. Un coup de théâtre avivé par la présentation de son « morceau de réception », La Paix ramenant l’Abondance, qui découvre un sein, en un temps où les représentations de nus sont réservées aux hommes. La même année, elle présente au Salon une toile figurant la reine en tenue d’intérieur vaporeuse. Nouveau scandale qui ne l’empêche pas d’accueillir le Tout-Paris dans l’hôtel particulier de son mari, le marchand d’art JeanBaptiste Le Brun, puis de séduire les cours européennes, lors d’un exil entamé en 1789.
Le Grand Palais, à Paris, explore virtuellement – puis de visu (à partir du 19 mai) – la féminisation invisible de l’espace des beaux-arts, de la Révolution à la Restauration. Et Elisabeth Vigée Le Brun y est presque une extraterrestre. Non par le brio, mais par la notoriété posthume qu’elle partage, de façon toute relative, avec Adélaïde LabilleGuiard, sa rivale à l’Académie, ou Marie-Guillemine Benoist, l’auteure du fameux Portrait de Madeleine
– initialement Portrait d’une négresse. Car la plupart des 40 artistes présentes ici sont aujourd’hui inconnues du grand public, qu’elles se nomment Nisa Villers ou Isabelle Pinson, à qui l’on doit l’énigmatique Attrapeur de mouche.
Pourquoi ces femmes, qui connurent la reconnaissance de leur vivant, ont-elles sombré dans l’oubli ? La réponse officielle pourrait se résumer ainsi : l’interdiction de pratiquer le nu, et donc la peinture d’histoire, qui les contraignent à des genres mineurs ; leur niveau moindre de formation ; la vocation matrimoniale, maternelle et domestique imposée par leur sexe. « Une chose qui m’a toujours paru inconcevable est l’impudeur extrême des pères et des mères qui livrent leurs filles aux études de l’art de peindre », s’indigne, en 1791, le peintre néoclassique Philippe Chéry.
Sans nier ces réalités de l’époque, la théoricienne de l’art Martine Lacas, aux manettes de l’exposition, va plus loin. Elle a scruté les livrets des salons, les articles de presse et les tableaux, en passant par leurs commanditaires et acheteurs. « Les témoignages contemporains constituent un paysage totalement différent de celui que l’histoire de l’art traditionnelle nous a transmis : il est beaucoup plus complexe, et le sort des artistes femmes y apparaît moins tributaire qu’on a voulu le dire du schéma manichéen opprimées/oppresseurs, empêchées/favorisés, féminin/masculin », décrypte-t-elle.
« A ne considérer leurs oeuvres qu’à la lumière de leur statut de femme, qu’il s’agisse de démontrer comment elles en pâtirent, le transgressèrent ou le revendiquèrent, on ne fait que corroborer les présupposés et les valeurs qui ont conduit le modèle historiographique dominant à oublier leur rôle, leur apport et leur place dans l’espace des beaux-arts entre 1780 et 1830 », renchérit la commissaire. Dans cette période, qui enregistre d’importantes mutations, les hommes ne sont pas tous à l’image du rigide abbé de Fontenay qui fustige alors « cette nouvelle manie de se faire femme-peintre ». En 1807, l’historien Charles-Paul Landon, quant à lui, applaudit : « L’art de la peinture vient d’atteindre en France à un très haut degré de perfection et jamais on n’y a vu autant de femmes artistes. »
Dix ans plus tôt, la poétesse Constance de Salm donnait le ton dans son Epître aux femmes : « Il est temps que la paix à nos coeurs soit offerte : de l’étude, des arts, la carrière est ouverte ; osons y pénétrer. Eh ! qui pourrait ravir le droit de les connaître à qui peut les sentir ? »