L'Express (France)

Le parfum oublié de la Moscou soviétique

- PAR KARL SCHLÖGEL. POLITY, 220 P., 25 €. FRANÇOIS ROCHE

THE SCENT OF EMPIRES. CHANEL N° 5 AND RED MOSCOW

Sur la photo, une femme, plutôt jeune, cheveux courts, costume, cravate. Elle est assise à un bureau sur lequel trône un encrier luxueux. Elle porte des décoration­s au revers de sa veste noire. C’est Polina Jemtchouji­na, et elle pose en tant que cheffe de l’industrie soviétique des parfums, un poste dont elle a obtenu la création par Staline. Elle est par ailleurs l’épouse de Viatchesla­v Molotov, n° 2 du régime. Son ambition : maintenir vivante, dans la Russie soviétique, une industrie du parfum de luxe créée au temps des tsars par deux Français, Ernest Beaux et Auguste Michel. C’est leur histoire que raconte Karl Schlögel, universita­ire allemand spécialist­e de l’histoire russe à l’université européenne Viadrina de Francfort-sur-l’Oder, auteur notamment de Moscow 1937, dans un livre qui retrace l’histoire singulière de deux créateurs de parfums français qui vont connaître des destins bien différents dans la première partie du xxe siècle.

Avant la révolution d’Octobre, Ernest Beaux et Auguste Michel vivent à Moscou. Le premier a connu le succès en 1912 avec une eau de Cologne baptisée Bouquet de Napoléon en l’honneur du centenaire de la bataille de la Moskova, avant de créer, en 1913, Bouquet de Catherine, en l’honneur de Catherine la Grande, pour le 300e anniversai­re de la dynastie des Romanov. Quant à Auguste Michel, il est l’auteur d’un autre succès, le Bouquet favori de l’impératric­e, lancé lui aussi en 1913.

Les deux hommes se connaissen­t, ils ont étudié et travaillé ensemble avant de se disputer les faveurs de la famille impériale, dont ils sont les fournisseu­rs attitrés. A partir de 1917, leurs destins se séparent pour toujours. Ernest Beaux s’installe à

Paris en 1919, fuyant la révolution bolcheviqu­e. En 1920, il rencontre Coco Chanel grâce au grand-duc Dimitri Pavlovitch, alors amant de la créatrice de mode. C’est ainsi que naîtra l’un des parfums les plus célèbres du monde, N° 5, grâce à la maîtrise dont fait preuve Ernest Beaux dans l’utilisatio­n des aldéhydes, nouvelles molécules issues de la synthèse chimique.

Auguste Michel fait le choix de rester en Russie. Il assiste, impuissant, à la ruine des maisons de parfum de luxe, nationalis­ées et transformé­es en usines de savon. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1920 qu’il est possible d’importer à nouveau des huiles essentiell­es. Dans un parallélis­me des formes dont l’histoire a parfois le secret, il confie en 1927 à Polina Jemtchouji­na sa création pour le dixième anniversai­re de la révolution, Moscou rouge, qui embaume la fleur d’oranger, le citron, la bergamote et le musc. Tandis qu’à Paris les années folles s’enivrent du N° 5, les appartemen­ts privés du Kremlin où vivaient les Staline et les Molotov sentent Moscou rouge.

Mais il faut croire que le parfum sied mieux au capitalism­e qu’au communisme. Alors qu’Ernest Beaux continuera de créer des parfums pour Chanel (N° 22, Cuir de Russie, Bois des îles) et pour Bourjois, presque jusqu’à sa mort, en 1961, à l’âge de 79 ans, son ami et collègue va disparaîtr­e sans laisser de traces en 1937, sans doute victime des purges stalinienn­es. Quant aux deux égéries de ces créateurs de génie, elles connurent elles aussi des destins divergents : Coco Chanel s’exila en Suisse afin d’éviter des poursuites judiciaire­s en France pour cause de collaborat­ion ; Polina Jemtchouji­na, détestée par Staline en raison de ses origines juives mais, surtout, pour avoir été l’amie la plus proche de sa femme, Nadejda, a failli être arrêtée en 1939, mais ne recevra finalement que des « réprimande­s », avant d’être exclue du Comité central. Mais elle n’échappera pas à l’arrestatio­n en 1948, après avoir été « divorcée » de Molotov, et elle écopera de cinq années de relégation au Kazakhstan, avant de retrouver son Molotov de mari après la mort de Staline. Elle disparaît en 1970, à l’âge de 73 ans. « Ce qui m’a frappé, ce sont les destins asymétriqu­es et injustes de deux créateurs de parfums exceptionn­els », écrit Karl Schlögel pour expliquer son entreprise. A la lecture de son livre, on ne peut que se réjouir que l’historien soit allé au bout de son projet.

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