Le parfum oublié de la Moscou soviétique
THE SCENT OF EMPIRES. CHANEL N° 5 AND RED MOSCOW
Sur la photo, une femme, plutôt jeune, cheveux courts, costume, cravate. Elle est assise à un bureau sur lequel trône un encrier luxueux. Elle porte des décorations au revers de sa veste noire. C’est Polina Jemtchoujina, et elle pose en tant que cheffe de l’industrie soviétique des parfums, un poste dont elle a obtenu la création par Staline. Elle est par ailleurs l’épouse de Viatcheslav Molotov, n° 2 du régime. Son ambition : maintenir vivante, dans la Russie soviétique, une industrie du parfum de luxe créée au temps des tsars par deux Français, Ernest Beaux et Auguste Michel. C’est leur histoire que raconte Karl Schlögel, universitaire allemand spécialiste de l’histoire russe à l’université européenne Viadrina de Francfort-sur-l’Oder, auteur notamment de Moscow 1937, dans un livre qui retrace l’histoire singulière de deux créateurs de parfums français qui vont connaître des destins bien différents dans la première partie du xxe siècle.
Avant la révolution d’Octobre, Ernest Beaux et Auguste Michel vivent à Moscou. Le premier a connu le succès en 1912 avec une eau de Cologne baptisée Bouquet de Napoléon en l’honneur du centenaire de la bataille de la Moskova, avant de créer, en 1913, Bouquet de Catherine, en l’honneur de Catherine la Grande, pour le 300e anniversaire de la dynastie des Romanov. Quant à Auguste Michel, il est l’auteur d’un autre succès, le Bouquet favori de l’impératrice, lancé lui aussi en 1913.
Les deux hommes se connaissent, ils ont étudié et travaillé ensemble avant de se disputer les faveurs de la famille impériale, dont ils sont les fournisseurs attitrés. A partir de 1917, leurs destins se séparent pour toujours. Ernest Beaux s’installe à
Paris en 1919, fuyant la révolution bolchevique. En 1920, il rencontre Coco Chanel grâce au grand-duc Dimitri Pavlovitch, alors amant de la créatrice de mode. C’est ainsi que naîtra l’un des parfums les plus célèbres du monde, N° 5, grâce à la maîtrise dont fait preuve Ernest Beaux dans l’utilisation des aldéhydes, nouvelles molécules issues de la synthèse chimique.
Auguste Michel fait le choix de rester en Russie. Il assiste, impuissant, à la ruine des maisons de parfum de luxe, nationalisées et transformées en usines de savon. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1920 qu’il est possible d’importer à nouveau des huiles essentielles. Dans un parallélisme des formes dont l’histoire a parfois le secret, il confie en 1927 à Polina Jemtchoujina sa création pour le dixième anniversaire de la révolution, Moscou rouge, qui embaume la fleur d’oranger, le citron, la bergamote et le musc. Tandis qu’à Paris les années folles s’enivrent du N° 5, les appartements privés du Kremlin où vivaient les Staline et les Molotov sentent Moscou rouge.
Mais il faut croire que le parfum sied mieux au capitalisme qu’au communisme. Alors qu’Ernest Beaux continuera de créer des parfums pour Chanel (N° 22, Cuir de Russie, Bois des îles) et pour Bourjois, presque jusqu’à sa mort, en 1961, à l’âge de 79 ans, son ami et collègue va disparaître sans laisser de traces en 1937, sans doute victime des purges staliniennes. Quant aux deux égéries de ces créateurs de génie, elles connurent elles aussi des destins divergents : Coco Chanel s’exila en Suisse afin d’éviter des poursuites judiciaires en France pour cause de collaboration ; Polina Jemtchoujina, détestée par Staline en raison de ses origines juives mais, surtout, pour avoir été l’amie la plus proche de sa femme, Nadejda, a failli être arrêtée en 1939, mais ne recevra finalement que des « réprimandes », avant d’être exclue du Comité central. Mais elle n’échappera pas à l’arrestation en 1948, après avoir été « divorcée » de Molotov, et elle écopera de cinq années de relégation au Kazakhstan, avant de retrouver son Molotov de mari après la mort de Staline. Elle disparaît en 1970, à l’âge de 73 ans. « Ce qui m’a frappé, ce sont les destins asymétriques et injustes de deux créateurs de parfums exceptionnels », écrit Karl Schlögel pour expliquer son entreprise. A la lecture de son livre, on ne peut que se réjouir que l’historien soit allé au bout de son projet.