Bienvenue dans l’ère de l’économie-casino
Grâce aux banques centrales, l’argent facile coule à flots, faisant flamber des actifs en tout genre : cryptodevises, Spac, immobilier... Gare aux lendemains qui déchantent.
C’est un testament empoisonné. A la veille de confier les clefs de son fonds d’investissement à son successeur, Warren Buffett flingue tout ce qu’il peut : le bitcoin et autres cryptodevises, les Spac (Special purpose acquisition companies), ces joujoux dont Wall Street raffole, et toutes ces valeurs Internet qui crèvent le plafond… Au début du mois de mai, lors de l’assemblée générale de sa société Berkshire Hathaway, le gourou nonagénaire a dénoncé cette finance folle qui ne semble pas connaître de limite. De fait, il n’y a jamais eu autant d’argent en circulation sur la planète. Une abondance de liquidités qui interroge, mais peut s’expliquer par l’ampleur de la récession causée par l’épidémie de Covid. En cause – ou grâce à, c’est selon –, l’extrême prodigalité des banques centrales. Pour éviter un effondrement économique, les grands argentiers ont racheté massivement les titres de dette émis par les Etats, ouvert des sortes de lignes de crédits aux banques et maintenu les taux d’intérêt au plancher. Deux conséquences : primo, comme l’argent coule à flots, n’importe quel projet bien emballé trouve des millions d’euros de financement – et tant pis si derrière le business model est brinquebalant. Secundo, comme les taux d’intérêt sont à zéro, les investisseurs sont obligés de prendre de plus en plus de risques pour trouver du rendement. L’histoire finira mal, avertit Buffett le rabatjoie. L’Express braque le projecteur sur quelques trous noirs de cette économiecasino.
Le dogecoin, une farce à 70 milliards de dollars
Tout est parti d’une blague. En 2013, l’ingénieur américain Billy Markus crée pour s’amuser une cryptomonnaie qu’il souhaite volontairement inutile : le dogecoin. Illustrée par un « mème » (une image amusante) représentant un chien shiba inu – race répandue au Japon –, elle ne donne accès à aucun service ou avantage, et, cerise sur le gâteau, son émission, programmée à l’avance, est en quantité illimitée. Sur le papier, elle n’a donc rien pour fonctionner. Ou alors seulement auprès d’une petite communauté de geeks. Et pourtant, ces dernières semaines, on ne parle presque que d’elle. Un succès qui doit beaucoup à Elon Musk. Le patron de Tesla et SpaceX s’est entiché de ce jeton numérique et en a fait la coqueluche des investisseurs, au point de l’utiliser pour le financement de la création et du lancement d’un satellite baptisé « DOGE1 » en 2022. Depuis le début de l’année, sa valeur a augmenté de plus de 10 000 %, et sa capitalisation, s’élève à quelque 70 milliards de dollars, soit plus que des sociétés comme Carrefour ou Heineken, qui comptent des dizaines de milliers de salariés ! Même Billy Markus a admis ne pas comprendre le phénomène. « Ça m’échappe totalement », atil concédé, s’inquiétant d’une spéculation devenue folle. Dans l’univers des cryptomonnaies, certains se demandent combien de temps la blague va encore durer. Seule certitude : tout le monde ne rira pas à la fin…
A Hongkong, le mètre carré à 159000 euros
Sur les hauteurs de MidLevels, un des quartiers les plus prisés de Hongkong, la pierre a toujours valu de l’or. Mais au 21, Borrett Road, dans une tour flambant neuve, la démesure vient de franchir un nouveau cap. Un appartement de cinq chambres a été vendu en février au prix astronomique de 159 000 euros le mètre carré ! Un record… alors même que l’excolonie britannique traverse la plus grave récession de son histoire et que le taux de chômage s’est hissé à son plus haut niveau en seize ans. Partout, l’immobilier défie la crise, jouant à fond son rôle de valeur refuge. En Europe, les taux d’emprunt au plus bas et les amortisseurs sociaux, comme le chômage partiel, ont permis d’éviter un effondrement du marché. A Paris, après une année 2020 poussive, les acheteurs se bousculent de nouveau, et les prix sont repartis à la hausse au premier trimestre 2021 (+ 0,3 %), d’après les relevés de Meilleursagents. Fin mars, la capitale comptait ainsi 10 % d’acheteurs de plus que de vendeurs. Quant aux délais moyens de vente, ils s’étaient encore réduits de quatre jours pour tomber à 49 seulement en moyenne. L’immobilier, le bouclier antiCovid préféré de Mme Michu.
Un chaton 2.0 pour 500 000 dollars
C’est le mème le plus populaire d’Internet. L’image animée (et moche) d’un chat gris volant dans l’espace avec un arcenciel derrière lui. Copié à l’infini par les internautes, ce gif est un morceau du patrimoine culturel de la Toile. Conscient de la chose, son créateur Chris Torres a décidé de vendre le fruit de son « travail », sous forme d’un « jeton non fongible » (NFT) garantissant son authenticité et son caractère unique grâce à la technologie de stockage blockchain. Mis aux enchères, Nyan Cat a ainsi trouvé son collectionneur pour la bagatelle
de 500 000 euros. Chris Torres n’est pas le seul à s’être engouffré dans la brèche. La principale ligue américaine de basket, la NBA, avec sa plateforme Top Shot où les internautes achètent puis s’échangent des vidéos des meilleurs « dunks » de leurs idoles, a récolté 500 millions de dollars en moins de six mois. Absurde ? Tout le contraire, selon Brian O’Hagan, de Sorare, jeu de « fantasy football » où s’achètent et s’échangent des cartes digitales de joueurs professionnels. Pour lui, ces jetons constituent une nouvelle classe d’actifs, au même titre que les oeuvres physiques. « C’est l’idée de rareté appliquée au monde culturel numérique », explique-t-il. Sur Sorare, la carte de Cristiano Ronaldo s’est vendue 240 000 euros. La spéculation n’est évidemment jamais loin, a fortiori dans la période actuelle. Mis aux enchères par Christie’s, un tableau de l’artiste numérique Beeple vient de trouver preneur à près de 60 millions d’euros, devenant le NFT le plus cher de l’Histoire. En version 2.0 aussi, l’art semble défier toute logique rationnelle.
Shaquille O’Neal, nouvelle star de Wall Street
On avait laissé Shaquille O’Neal sur les parquets de basket en 2011. Dix ans plus tard, l’ancienne star des Los Angeles Lakers est de retour. Mais pas là où on l’attendait. Le colosse américain a créé l’une des plus grosses Spac de Wall Street, ces coquilles vides qui permettent de lever des fonds en Bourse pour racheter une autre société et la coter à son tour. Au total, le multimillionnaire de 49 ans, qui s’est associé à l’éphémère patron américain de TikTok, Kevin Mayer, a levé 250 millions d’euros auprès des investisseurs. Une somme qui le place au même niveau que les plus grands banquiers de Wall Street ! Avec son magot, « the Big Shaq Daddy » a
déjà annoncé qu’il voulait mettre la main sur une entreprise du secteur des médias et du divertissement. Mais, déjà, tous s’interrogent sur la folie du système. Comment a-t-il pu lever autant d’argent ? Et, surtout, va-t-il bien choisir sa cible ? Depuis le début de l’année, ces joujoux financiers ont déjà levé l’équivalent de plus de 100 milliards d’euros aux Etats-Unis, soit plus que sur toute l’année 2020. Mais, pour beaucoup, derrière les paillettes des débuts, le retour à la réalité est brutal. « La performance en Bourse des Spac est extrêmement mauvaise », s’inquiète John Plassard, chef économiste de la banque Mirabaud. Pour celles qui ont réalisé des transactions au cours des dix-huit derniers mois, les cours de Bourse ont dégringolé en moyenne de 39 %, et plusieurs ont perdu plus de 80 % de leur valeur. En attendant, Shaquille O’Neal dribble avec les milliards.
GameStop ou l’avènement des gamers
Dans la grande histoire des marchés, celle du sauvetage de GameStop restera sûrement dans les annales. Alors que la chaîne américaine de magasins de jeux vidéo était quasi condamnée à cause de la crise, prise à la gorge par ses dettes et des vendeurs à découvert new-yorkais, elle a connu un retour en grâce assez incroyable. Son salut est venu d’une bande de gamers. Début 2021, des milliers de geeks réunis autour de quelques gourous sur le réseau social Reddit ont fait exploser le cours de la société pour mettre en difficulté les fonds vautours qui spéculaient à la baisse sur le titre. En quelques semaines, l’action portée par cette armée d’investisseurs disposant de beaucoup de cash a grimpé de plus de 2 000 %, faisant passer la capitalisation de GameStop d’un petit milliard de dollars en janvier à plus de 20 milliards en février ! Si, depuis, le cours est un peu redescendu, et reste très volatil, la firme pèse encore aujourd’hui plus de 10 milliards de dollars. Et, surtout, débarrassée de ses prédateurs, elle a changé une partie de sa direction et lancé de nouveaux
projets. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à avoir profité de l’intervention des « chevaliers blancs » de la Bourse. D’autres groupes en déclin, comme AMC, l’une des plus grandes chaînes de salles de cinéma américaines, ou BlackBerry, l’ancienne gloire des téléphones, ont eux aussi été touchés par le mouvement. Mais la vague n’a pas pris. Les gamers ne peuvent pas faire des miracles à chaque fois…
Plug Power et les énergies propres électrisent la Bourse
Un bond de 2 100 % en l’espace de neuf mois, qui dit mieux ? De mai 2020 à février 2021, le cours de Plug Power, groupe américain spécialisé dans les piles à combustible à hydrogène, s’est offert une incroyable cavalcade boursière. Malgré une récente dégringolade, l’action reste en hausse de 500 % sur un an. Est-ce vraiment mérité ? N’ayant pas dégagé le moindre bénéfice ces dernières années, l’entreprise est valorisée 10 milliards d’euros sur les marchés malgré des revenus modestes de 312 millions. Des ratios, pour une branche si peu mature, à faire pâlir Apple ou Tesla. Mais Plug Power ne fait pas cavalier seul. Depuis un an, le secteur des énergies renouvelables est atteint d’une frénésie boursière rare – au risque de former une bulle… « Il est possible que certaines valorisations soient excessives, il y a beaucoup d’argent qui cherche aujourd’hui à s’investir dans ces projets, reconnaît Benjamin Louvet, analyste chez OFI AM. Pour atteindre nos objectifs climatiques, il faut multiplier les investissements dans le solaire, l’éolien, l’hydrogène… » Plus que leurs résultats actuels, c’est bien le potentiel futur de ces entreprises de l’économie bas carbone que les investisseurs s’arrachent à prix d’or. Le prix de l’espoir.