Les capitaines de filières épaulent leurs fournisseurs
Depuis le début de la crise, certains « donneurs d’ordre » se mobilisent pour leurs sous-traitants, et préserver leur propre écosystème.
Depuis un an, c’est devenu un vrai rituel pour Didier Katzenmayer. Chaque jour, en arrivant à son bureau, le responsable des affaires industrielles d’Airbus prend son smartphone et se lance dans son grand tour des fournisseurs. Paul Boyé Technologies, Socomore, les Ateliers de la Haute-Garonne… Le géant de l’aéronautique en a des centaines, impossible de tous les avoir en ligne chaque jour. Mais depuis le début de la crise, Didier Katzenmayer veille à les contacter le plus souvent possible pour s’assurer que tout le monde va bien. « La trésorerie, les factures, tout roule ? » demande systématiquement le dirigeant toulousain, qui ne compte plus les coups de chaud.
Si l’homme est aussi vigilant, c’est que la crise économique a mis les grands groupes à genoux, et que certains, comme Airbus, ont été contraints de réduire massivement leur activité. « Il a fallu s’adapter et réduire le volume de nos commandes impactées par la baisse de nos cadences de production », confirme le dirigeant. Idem au sein de Naval Group, qui construit notamment des frégates et des sous-marins. Le problème, c’est que de nombreux sous-traitants sont liés presque exclusivement à ces grands donneurs d’ordre : sans leurs commandes, ils sont tout simplement morts. Une contrainte réciproque, car certains fournisseurs ultra-pointus sont les seuls à pouvoir fabriquer telle pièce d’un moteur, de la transmission, ou d’une hélice… « Nous sommes dépendants à plus de 80 % de nos fournisseurss. La défaillance d’un seul peut nous toucher fortement », résume Didier Katzenmayer.
Bien sûr, les dispositifs d’urgence ont maintenu les petites mains de l’industrie hors de l’eau. Elles ont notamment bénéficié des milliards des prêts garantis par l’Etat et du chômage partiel. Le gouvernement a également reporté le paiement des charges sociales. « Beaucoup de choses ont été faites », souligne-t-on à Bercy. Mais les dirigeants ont vite compris qu’ils allaient devoir mettre la main à la pâte afin d’éviter la sortie de route pour l’ensemble de leur filière d’activité. Dans un premier temps, certains ont vérifié que tout le monde était payé à temps, qu’aucune facture n’était en souffrance… Naval Group a même raccourci ses délais de paiement pour regonfler les trésoreries… « De trente jours, on est passé à du paiement immédiat vers quelques-uns de nos fournisseurs », explique Franck Lacroix, directeur des achats de la société, qui a mis en place une hot-line réservée à ses sous-traitants qui auraient des problèmes de liquidité. Le réflexe a été identique du côté de l’hôtellerie et de la restauration, où des milliers d’entreprises ont pris la vague de plein fouet. « Nous avons fait en sorte de
préserver autant que possible la trésorerie de nos partenaires commerçants », témoigne aussi Charles Lantieri, directeur général délégué de la FDJ et président de la Française de proximité, qui a préféré décaler les prélèvements hebdomadaires auprès de centaines de détaillants.
Aujourd’hui, si l’heure n’est plus à l’urgence, un autre défi de taille attend les industriels : celui de la reprise, alors que l’économie se déconfine progressivement. Partout, il faut réamorcer la pompe, donner de la visibilité aux fournisseurs avec des commandes et des perspectives de contrats sonnants et trébuchants. D’autant plus que les aides de l’Etat, qui ont évité de nombreuses faillites, ne vont pas durer éternellement. Tous le savent, le gouvernement finira bien par fermer le robinet. Et c’est à ce moment-là que les choses pourraient se compliquer, surtout pour des entreprises surendettées à cause des dispositifs d’aides. Les milliards de prêts ont certes permis aux fournisseurs de tenir la distance, mais il va bien falloir les rembourser un jour. Or, pour ça, il faut que les liquidités rentrent. « Le rythme des commandes s’est accéléré ces dernières semaines, rappelle Franck Lacroix. Et pour éviter les accrocs, on verse des acomptes. » Du cash indispensable pour acheter des produits et des matières premières sans sortir trop de trésorerie.
D’autres entreprises, comme les cafés et restaurants, ont des problèmes davantage liés aux personnels. A cause du confinement, des milliers d’établissements ont perdu le contact avec leurs serveurs, leurs cuisiniers… Or tous ne savent pas comment renouer le lien (voir page 39). Pour les soutenir, le brasseur alsacien Kronenbourg a lancé une plateforme numérique à destination de la filière. L’objectif ? Aider ses interlocuteurs à trouver de la main-d’oeuvre pour le déconfinement. « On avait déjà pensé à ce système pour faire l’appoint, mais la situation nous a poussés à voir beaucoup plus grand », constate Thierry Caloin, vice-président commercial CHD (consommation hors domicile) de Kronenbourg. D’autres, comme la FDJ, ont misé sur le coaching et l’accompagnement des buralistes. Depuis quelques mois, le géant des jeux travaille avec la banque d’affaires JP Morgan pour envoyer des consultants auprès des patrons qui le souhaitent, afin d’envisager des activités complémentaires post-crise comme la… restauration.
La FDJ a également participé, avec d’autres partenaires, à la mise en place d’un fonds – dont le lancement est imminent– de plusieurs dizaines de millions d’euros pour les commerces de proximité. L’industrie aéronautique a, elle aussi, son dispositif et ses prêts participatifs pour permettre aux sous-traitants d’investir et de se moderniser. « C’est un élément très important », souligne François Asselin, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises. Dans le fonds « aéro », qui compte plus de 600 millions d’euros, Airbus a injecté 116 millions. Dassault, Safran et Thales sont également de l’aventure. Le but : tenir coûte que coûte alors que tous anticipent une vague de faillites en 2021 et en 2022.
Mais, plus largement, pour les donneurs d’ordre, le risque est surtout de voir certains de leurs sous-traitants péricliter avec des pertes de compétences inestimables. Dans des secteurs comme l’aéronautique ou le naval, il faut plusieurs années pour certifier un fournisseur. « On ne peut pas se permettre de perdre des entreprises clefs », note Franck Lacroix, qui craint une perte de compétitivité face à la concurrence internationale. Car les géants chinois et américains ont déjà largement redémarré et investissent massivement dans leur outil de production pour gratter des parts de marché. « La compétition risque d’être encore plus acharnée après la crise », prévient Didier Katzenmayer. Un autre sujet de discussion téléphonique à venir avec ses sous-traitants.