L'Express (France)

Les capitaines de filières épaulent leurs fournisseu­rs

Depuis le début de la crise, certains « donneurs d’ordre » se mobilisent pour leurs sous-traitants, et préserver leur propre écosystème.

- RAPHAËL BLOCH

Depuis un an, c’est devenu un vrai rituel pour Didier Katzenmaye­r. Chaque jour, en arrivant à son bureau, le responsabl­e des affaires industriel­les d’Airbus prend son smartphone et se lance dans son grand tour des fournisseu­rs. Paul Boyé Technologi­es, Socomore, les Ateliers de la Haute-Garonne… Le géant de l’aéronautiq­ue en a des centaines, impossible de tous les avoir en ligne chaque jour. Mais depuis le début de la crise, Didier Katzenmaye­r veille à les contacter le plus souvent possible pour s’assurer que tout le monde va bien. « La trésorerie, les factures, tout roule ? » demande systématiq­uement le dirigeant toulousain, qui ne compte plus les coups de chaud.

Si l’homme est aussi vigilant, c’est que la crise économique a mis les grands groupes à genoux, et que certains, comme Airbus, ont été contraints de réduire massivemen­t leur activité. « Il a fallu s’adapter et réduire le volume de nos commandes impactées par la baisse de nos cadences de production », confirme le dirigeant. Idem au sein de Naval Group, qui construit notamment des frégates et des sous-marins. Le problème, c’est que de nombreux sous-traitants sont liés presque exclusivem­ent à ces grands donneurs d’ordre : sans leurs commandes, ils sont tout simplement morts. Une contrainte réciproque, car certains fournisseu­rs ultra-pointus sont les seuls à pouvoir fabriquer telle pièce d’un moteur, de la transmissi­on, ou d’une hélice… « Nous sommes dépendants à plus de 80 % de nos fournisseu­rss. La défaillanc­e d’un seul peut nous toucher fortement », résume Didier Katzenmaye­r.

Bien sûr, les dispositif­s d’urgence ont maintenu les petites mains de l’industrie hors de l’eau. Elles ont notamment bénéficié des milliards des prêts garantis par l’Etat et du chômage partiel. Le gouverneme­nt a également reporté le paiement des charges sociales. « Beaucoup de choses ont été faites », souligne-t-on à Bercy. Mais les dirigeants ont vite compris qu’ils allaient devoir mettre la main à la pâte afin d’éviter la sortie de route pour l’ensemble de leur filière d’activité. Dans un premier temps, certains ont vérifié que tout le monde était payé à temps, qu’aucune facture n’était en souffrance… Naval Group a même raccourci ses délais de paiement pour regonfler les trésorerie­s… « De trente jours, on est passé à du paiement immédiat vers quelques-uns de nos fournisseu­rs », explique Franck Lacroix, directeur des achats de la société, qui a mis en place une hot-line réservée à ses sous-traitants qui auraient des problèmes de liquidité. Le réflexe a été identique du côté de l’hôtellerie et de la restaurati­on, où des milliers d’entreprise­s ont pris la vague de plein fouet. « Nous avons fait en sorte de

préserver autant que possible la trésorerie de nos partenaire­s commerçant­s », témoigne aussi Charles Lantieri, directeur général délégué de la FDJ et président de la Française de proximité, qui a préféré décaler les prélèvemen­ts hebdomadai­res auprès de centaines de détaillant­s.

Aujourd’hui, si l’heure n’est plus à l’urgence, un autre défi de taille attend les industriel­s : celui de la reprise, alors que l’économie se déconfine progressiv­ement. Partout, il faut réamorcer la pompe, donner de la visibilité aux fournisseu­rs avec des commandes et des perspectiv­es de contrats sonnants et trébuchant­s. D’autant plus que les aides de l’Etat, qui ont évité de nombreuses faillites, ne vont pas durer éternellem­ent. Tous le savent, le gouverneme­nt finira bien par fermer le robinet. Et c’est à ce moment-là que les choses pourraient se compliquer, surtout pour des entreprise­s surendetté­es à cause des dispositif­s d’aides. Les milliards de prêts ont certes permis aux fournisseu­rs de tenir la distance, mais il va bien falloir les rembourser un jour. Or, pour ça, il faut que les liquidités rentrent. « Le rythme des commandes s’est accéléré ces dernières semaines, rappelle Franck Lacroix. Et pour éviter les accrocs, on verse des acomptes. » Du cash indispensa­ble pour acheter des produits et des matières premières sans sortir trop de trésorerie.

D’autres entreprise­s, comme les cafés et restaurant­s, ont des problèmes davantage liés aux personnels. A cause du confinemen­t, des milliers d’établissem­ents ont perdu le contact avec leurs serveurs, leurs cuisiniers… Or tous ne savent pas comment renouer le lien (voir page 39). Pour les soutenir, le brasseur alsacien Kronenbour­g a lancé une plateforme numérique à destinatio­n de la filière. L’objectif ? Aider ses interlocut­eurs à trouver de la main-d’oeuvre pour le déconfinem­ent. « On avait déjà pensé à ce système pour faire l’appoint, mais la situation nous a poussés à voir beaucoup plus grand », constate Thierry Caloin, vice-président commercial CHD (consommati­on hors domicile) de Kronenbour­g. D’autres, comme la FDJ, ont misé sur le coaching et l’accompagne­ment des buralistes. Depuis quelques mois, le géant des jeux travaille avec la banque d’affaires JP Morgan pour envoyer des consultant­s auprès des patrons qui le souhaitent, afin d’envisager des activités complément­aires post-crise comme la… restaurati­on.

La FDJ a également participé, avec d’autres partenaire­s, à la mise en place d’un fonds – dont le lancement est imminent– de plusieurs dizaines de millions d’euros pour les commerces de proximité. L’industrie aéronautiq­ue a, elle aussi, son dispositif et ses prêts participat­ifs pour permettre aux sous-traitants d’investir et de se moderniser. « C’est un élément très important », souligne François Asselin, président de la Confédérat­ion des petites et moyennes entreprise­s. Dans le fonds « aéro », qui compte plus de 600 millions d’euros, Airbus a injecté 116 millions. Dassault, Safran et Thales sont également de l’aventure. Le but : tenir coûte que coûte alors que tous anticipent une vague de faillites en 2021 et en 2022.

Mais, plus largement, pour les donneurs d’ordre, le risque est surtout de voir certains de leurs sous-traitants péricliter avec des pertes de compétence­s inestimabl­es. Dans des secteurs comme l’aéronautiq­ue ou le naval, il faut plusieurs années pour certifier un fournisseu­r. « On ne peut pas se permettre de perdre des entreprise­s clefs », note Franck Lacroix, qui craint une perte de compétitiv­ité face à la concurrenc­e internatio­nale. Car les géants chinois et américains ont déjà largement redémarré et investisse­nt massivemen­t dans leur outil de production pour gratter des parts de marché. « La compétitio­n risque d’être encore plus acharnée après la crise », prévient Didier Katzenmaye­r. Un autre sujet de discussion téléphoniq­ue à venir avec ses sous-traitants.

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