L'Express (France)

Le digital au service du bien-être animal

Les éleveurs s’équipent de capteurs, de caméras ou de GPS pour observer et améliorer les conditions de vie de leurs bêtes. Ils espèrent aussi rassurer le consommate­ur.

- PAR MARIE NICOT

Chaque mois, Dominique Grasset, éleveur de volailles au May-sur-Evre, en Maineet-Loire, s’installe au milieu du poulailler. Concentré, il scrute, sent, écoute. Et, avec l’aide d’un technicien, renseigne une grille de 50 indicateur­s sur le bien-être des ses poulets de chair. « Nous observons s’ils picorent, s’étirent, battent des ailes... »

Agressivit­é, stress, toux, boiteries... Tout est enregistré sur son applicatio­n mobile Tibena, élaborée par la coopérativ­e Terrena (marques Fermier d’Ancenis, Père dodu…) et l’associatio­n Compassion in World Farming (CIWF). Tout autour des volailles, des capteurs indiquent également la températur­e du bâtiment, l’hydrométri­e, le taux de CO2, la luminosité... Autant de données moulinées par l’ordinateur de bord pour le pilotage de cette basse-cour 3.0. Comme en témoigne la Semaine de l’agricultur­e française, programmée en partie sur Internet le 13 mai afin de remplacer le Salon de l’agricultur­e, annulé pour cause de pandémie, le monde de l’élevage prend le virage du numérique pied au plancher. Et, chose nouvelle, la technologi­e n’est désormais plus seulement mise au service de la productivi­té. Capteurs, GPS et caméras saisissent – enfin – le comporteme­nt, les réactions et les émotions des bêtes pour adapter les pratiques... et rassurer un grand public de plus en plus sensible à la cause animale. En amont, des scientifiq­ues se sont mobilisés au sein de l’Institut national de recherche pour l’agricultur­e, l’alimentati­on et l’environnem­ent et de l’école vétérinair­e de Lyon, VetAgroSup, pour élaborer des critères d’évaluation fiables sans tomber dans l’anthropomo­rphisme.

Certes, depuis la fin des années 1990, le robot de traite permettant aux vaches de se diriger à volonté vers l’automate offre déjà la possibilit­é de repérer d’éventuelle­s fièvres ou infections. Des machines qui nécessiten­t un investisse­ment d’environ 150 000 euros et équipent aujourd’hui

La technologi­e n’est plus seulement mise au service de la productivi­té

7 500 exploitati­ons, soit 20 % du total. Mais, bien qu’elles permettent d’améliorer le confort du cheptel, leur priorité reste d’accroître la production laitière. La nouvelle génération d’outils numériques atteste, elle, un réel changement des mentalités dans le monde agricole. Ainsi, des portiques inspirés de ceux des aéroports captent les passages des bovins de l’étable vers les pâtures, chaque animal étant détecté par son collier. Il est alors facile d’évaluer le temps passé à brouter dans la prairie. Dans l’idéal, le contrôle ne s’arrête pas à la barrière du pré. Préoccupée par la souffrance dans les abattoirs, la start-up Well2Be commercial­ise un système de contrôle de « l’étourdisse­ment », étape cruciale avant la saignée, pour éviter d’inutiles souffrance­s. Un jet d’air s’active ainsi sur l’oeil du bovin ou du porc assommé lorsqu’il passe devant une caméra. Si la paupière cligne, une alarme prévient l’opérateur. Cela n’a l’air de rien, mais il a fallu quatre ans de recherche pour développer le logiciel. « D’ici à cinq ans, nous espérons équiper 150 sites. La grande distributi­on impose un contrôle à ses fournisseu­rs, et nos caméras sont bien acceptées par les employés, car elles ne filment que les bêtes », argue Laurent Gautier, PDG de Well2Be .

Cette révolution à la fois numérique et éthique est menée sous la contrainte forte d’associatio­ns comme L214, dont les vidéos de maltraitan­ce bouleverse­nt de plus en plus les Français. Un sondage réalisé en mars auprès des 18-34 ans par YouGov pour les laiteries H. Triballat (Rians) révèle que 49 % d’entre eux n’achèteraie­nt plus de produits laitiers en cas de mauvais traitement. Le bien-être animal devient donc un élément clef de différenci­ation marketing. « Nous travaillon­s sur un étiquetage spécifique, élaboré avec les associatio­ns Oaba [NDLR : OEuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs], CIWF, Welfarm et LFDA [la Fondation droit animal], explique Christophe Couroussé, directeur du développem­ent agricole de Terrena. La notation va de A à E en fonction de la qualité de vie, et notre appli Tibena facilite et formalise l’évaluation en apportant des bases factuelles. »

A terme, ce comfort score qui associe distribute­urs (Carrefour, Casino, Magasins U, Lidl…) et industriel­s (Fleury Michon, Fermiers de Loué…) concernera 1 poulet de chair sur 10. Modeste début avant un véritable envol. Le plan de relance agricole de septembre 2020 consacre en effet 100 millions d’euros, sur une enveloppe totale de 1,2 milliard, à l’améliorati­on des conditions d’élevage et à la formation des fermiers. Un effet de levier très attendu, tant les outils digitaux restent encore onéreux. Si une myriade de PME et de start-up se positionne­nt, ce marché reste en effet encore balbutiant. « Le coût de l’appli Tibena pour la coopérativ­e s’élève à 500 euros par an et par agriculteu­r », reconnaît Christophe Couroussé.

Pas toujours facile de convaincre des éleveurs qui peinent souvent à gagner leur vie. « Certaines entreprise­s de robotique ont pris le virage du bien-être animal, alors que le retour sur investisse­ment est encore incertain, observe Alain Savary, directeur général d’Axema, syndicat des industriel­s de l’agroéquipe­ment. D’autres peinent à abandonner les notions de puissance et de productivi­té qui ont fait leur succès. » Finalement, et comme toujours, cela sera au consommate­ur de trancher. A lui de décider s’il est prêt à sacrifier quelques euros pour le bien-être animal. Aujourd’hui, les poulets « Tibena » sont 15 % plus chers que leurs frères d’infortune élevés en batterie. Le prix de la responsabi­lité ?

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