L'Express (France)

Covid-19 : la médecine de la dernière chance, « un long et difficile voyage »

L’oxygénatio­n extracorpo­relle sauve des patients Covid en état critique. Cette technique de pointe, aux résultats très variables selon les hôpitaux, doit toutefois se réorganise­r.

- PAR STÉPHANIE BENZ

Vendredi 30 avril, 12 h 30. Une coordinatr­ice de l’unité mobile d’assistance circulatoi­re (Umac) de l’hôpital de la PitiéSalpê­trière, à Paris, prend l’appel. Au bout du fil, le chef de la réanimatio­n du centre hospitalie­r de Chartres. Dans son service, une trentenair­e, enceinte et infectée par le Covid, a été intubée en urgence durant la nuit. « Son état se dégrade toujours. La seule solution paraît une mise sous Ecmo », argumente le Dr Pierre Kalfon.

L’Ecmo ? Un acronyme anglais pour extracorpo­real membrane oxygenatio­n (oxygénatio­n par membrane extracorpo­relle en français). Véritable poumon artificiel, ce système pompe le sang pour en éliminer le CO2 avant de l’oxygéner et de le réinjecter. Un traitement de la dernière chance pour des patients en état critique, aux poumons si abîmés que même la ventilatio­n artificiel­le devient inefficace. A la Pitié-Salpêtrièr­e, un réanimateu­r valide le diagnostic du Dr Kalfon. C’est maintenant aux chirurgien­s cardiaques d’entrer en scène : la pose de ce dispositif, initialeme­nt développé pour les opérations où le coeur doit être stoppé, requiert tout leur savoir-faire.

13 h 15. Gyrophares allumés, sirènes hurlantes, deux motards de la police ouvrent la route pour le chirurgien, Charles Juvin, et le perfusionn­iste, Pierre-Marie Jego, qui va l’assister et gérer la machine. En moins de quarante-cinq minutes, les clochers de la cathédrale de Chartres se dessinent à l’horizon.

14 heures. A peine le temps de faire les présentati­ons et de déballer le matériel. Le chirurgien prépare la patiente, tandis que son collègue « débulle » la machine pour en éliminer l’air.

14 h 20. Le Dr Juvin incise la malade à l’aine, au niveau de la veine fémorale. Le perfusionn­iste lui passe la première canule, un tube en plastique long d’une soixantain­e de centimètre­s. Millimètre après millimètre, le chirurgien le fait remonter dans la veine, jusqu’au coeur. Seconde canule, moitié moins longue. Une incision au niveau du cou, pour l’insérer dans la veine jugulaire. De longs tuyaux, cousus sur la peau, relient les tubes à la machine. L’Ecmo démarre. « Regardez le sang pompé, il est noir, signe d’un manque d’oxygène. Et là, le sang bien rouge qui revient à la patiente », murmure le chirurgien.

15 heures. Les paramètres de la malade s’améliorent. C’est gagné. Une ambulance emmène la jeune femme jusqu’à la PitiéSalpê­trière, où des spécialist­es de l’Ecmo la prendront en charge. Pour combien de temps ? Impossible à dire. « La “canulation” est le début d’un long et difficile voyage, de trois semaines en moyenne, mais qui peut aller jusqu’à trois mois », explique le Pr Alain Combes, chef du service de réanimatio­n de l’hôpital parisien.

Ici, le ralentisse­ment de l’épidémie ne se fait pas encore vraiment sentir. Les appels à l’aide d’autres établissem­ents, à l’instar de celui de Chartres, continuent d’arriver plusieurs fois par jour, et tous les lits restent occupés, malgré une sélection stricte des malades. « Passé 65-70 ans, nous savons que les patients ne vont pas supporter ce traitement. Et il faut intervenir au bon moment, ni trop tôt, si d’autres moyens moins lourds peuvent suffire, ni trop tard », précise le Pr Combes.

Pour autant, environ 700 malades, parmi les plus gravement atteints, ont déjà pu bénéficier de ces soins de pointe en Ilede-France grâce à une organisati­on innovante. « Nous avons vu très vite que nous allions nous trouver submergés, et que nous ne nous en sortirions pas sans une coordinati­on régionale », raconte le Dr Guillaume Lebreton. Dès le début de la pandémie, ce chirurgien cardiaque, responsabl­e de l’Umac de la Pitié-Salpêtrièr­e, alors la seule dans la région, lance un audit des machines disponible­s. Il contacte les autres centres de chirurgie cardiaque et les services de réanimatio­n susceptibl­es d’accueillir ces patients. Seize hôpitaux publics et privés sont identifiés, dont cinq débloquent des moyens pour créer des unités mobiles. Ils s’accordent pour une gestion centralisé­e des implantati­ons : la Pitié reçoit les appels des établissem­ents francilien­s et même au-delà, parfois jusqu’à Nevers ou Reims, valide les indication­s, dispatche les équipes mobiles, puis trouve des lits pour les malades.

L’expérience francilien­ne vient d’être publiée dans le Lancet Respirator­y Medicine. Elle inspire aussi une réorganisa­tion de cette médecine de pointe à l’échelle nationale, que le ministère de la Santé vient de lancer. Car l’Ecmo et les Umac ne sont pas régulées, alors qu’elles s’avèrent indispensa­bles, y compris hors crise sanitaire, pour les défaillanc­es cardiaques ou respiratoi­res sévères. Pourtant, aujourd’hui, il n’est même pas possible de savoir combien de malades en bénéficien­t. « Nous avons ouvert un registre à l’occasion de la pandémie, mais il n’est pas exhaustif, car les hôpitaux participen­t sur la base du volontaria­t », confirme le chirurgien lillois André Vincentell­i, qui le gère pour la Société française de chirurgie thoracique et cardio-vasculaire. Le déploiemen­t des unités mobiles – seule solution pour aller sauver des patients sinon intranspor­tables – reste très inégal selon les régions. « Il n’y a pas de financemen­t dédié, tout repose sur la bonne volonté des chirurgien­s, des médecins et des perfusionn­istes. Certains gros centres se sont organisés, d’autres se déplacent moins, faute de moyens », constate le Dr Lebreton. Et, sans régulation, la répartitio­n des 514 machines d’Ecmo dont dispose le pays, selon un inventaire récent du ministère, s’est faite de façon anarchique. Elles sont à la fois mal distribuée­s (on en compte 160 en Ile-deFrance et 16 en Aquitaine) et éparpillée­s dans 91 établissem­ents. « Aujourd’hui, toutes les réanimatio­ns peuvent acheter une console d’Ecmo. C’est un peu comme si on laissait tous les chirurgien­s faire des greffes », résume le Pr Combes.

Or l’analyse des résultats francilien­s lors de la première vague (302 malades) a mis en lumière ce que les médecins appellent un « effet centre ». En clair, les patients n’ont pas les mêmes chances de s’en sortir selon les services où ils sont pris en charge. Le taux de survie était en moyenne de 46 % à 90 jours, mais il grimpe à 76 % dans les services qui faisaient plus de 30 Ecmo avant la crise, contre 40 % dans les centres moins actifs. En revanche, la même étude montre que les transferts de patients sous Ecmo grâce à une unité mobile ne nuisent pas aux malades.Selonundoc­umentdontL’Express a pu prendre connaissan­ce, le ministère de la Santé incite donc désormais, dans toutes les régions, les hôpitaux à mutualiser leurs ressources pour s’organiser autour de centres experts et d’Umac. « L’activité d’Ecmo exige un volume critique pour être déployée en sécurité », insiste la note. A ce stade, il n’est toutefois pas question de l’interdire aux hôpitaux qui la pratiquent le moins – politiquem­ent trop sensible. L’espoir serait plutôt qu’une organisati­on plus rationnell­e se mette peu à peu en place. « Mais, pour cela, il faudra que les moyens suivent, notamment pour les unités mobiles », note le Dr Pierre-Emmanuel Falcoz, chirurgien thoracique à Strasbourg.

« L’expérience fait la différence, car elle permet souvent de repérer plus vite les complicati­ons », résume le Pr Combes. Dans son service, ce jour-là, il faut changer la machine d’un malade, car des caillots s’y forment. « Le patient ne peut être débranché qu’une poignée de secondes, au risque sinon de provoquer un arrêt cardiaque », indique le Dr Guillaume Hekimian, le réanimateu­r chargé de la visite médicale. D’autres malades souffrent de surinfecti­ons pulmonaire­s, et le risque infectieux au niveau des canules, qui peut entraîner une septicémie, est toujours présent. Il faut aussi placer régulièrem­ent les patients sur le ventre, un geste rendu plus complexe par les canules et les tuyaux. Par la durée du séjour aussi : au fil du temps, les corps s’abîment, des escarres peuvent apparaître, y compris sur le visage, et laisser de grosses cicatrices, malgré toutes les précaution­s prises.

L’équilibre entre l’oxygénatio­n par membrane extracorpo­relle et l’air insufflé par le respirateu­r doit être ajusté en permanence, au rythme de la cicatrisat­ion des poumons, pour tenter de sevrer rapidement les malades de la machine. « C’est très difficile. Depuis la mi-mars, on a l’impression que les patients sont dans un état encore plus grave qu’avant », note Alain Combes. Ceux qui finiront par s’en sortir ne sont pas au bout de leurs peines : « Ils retournent en réanimatio­n classique, puis dans des services de réhabilita­tion. Beaucoup ne retrouvent pas leur vie d’avant », témoigne Juliette Chommeloux, chef de clinique dans le service. Vivants, mais marqués par l’épreuve traversée.

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 ??  ?? Développée­s à l’origine pour les opérations où le coeur doit être stoppé, les machines Ecmo sont au nombre de 514 dans le pays. Mais leur répartitio­n est très inégale.
Développée­s à l’origine pour les opérations où le coeur doit être stoppé, les machines Ecmo sont au nombre de 514 dans le pays. Mais leur répartitio­n est très inégale.

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