Henry Kissinger ou les leçons d’un maître de la Realpolitik
Profondeur historique, vision, audace : Jérémie Gallon définit ce qui a caractérisé l’ex-secrétaire d’Etat âgé de 97 ans. Et qui manque tant à la diplomatie européenne…
IL Y A UNE TRAGIQUE IRONIE à constater l’incapacité de l’Europe à incarner un leadership à l’international alors que la diplomatie américaine, à travers l’histoire, se nourrit des plus brillants cerveaux européens pour piloter sa politique étrangère. Tony Blinken est la plus récente incarnation de ces « produits européens » au service de l’Amérique. En janvier dernier, ce parfait francophone, qui a passé sa jeunesse à Paris, a endossé la fonction de secrétaire d’Etat (ministre des Affaires étrangères), imprégné par la mémoire historique du Vieux Continent transmise par Samuel Pisar, son beau-père et mentor, rescapé de la Shoah.
Or Blinken est l’héritier d’une lignée. Native de Prague, en Tchécoslovaquie, la charismatique Madeleine Albright fut la première femme à occuper ce même poste de secrétaire d’Etat, sous Bill Clinton (1996-2001). Elle-même avait été précédée au sommet de la diplomatie par l’influent Américano-Polonais Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale sous Jimmy Carter (1977-1981). Avant lui encore, Henry Kissinger – 98 ans le 23 mai – est celui qui a marqué le plus profondément la géopolitique européenne et mondiale.
Né en 1924 à Fürth, en Bavière, dans une famille juive, le jeune Henry fuit le nazisme en 1938 avec ses parents pour accomplir sa destinée. Etudiant à Harvard après guerre, il devient le bras droit de Nelson Rockefeller, le gouverneur de New York. Puis il prend les commandes de la diplomatie américaine pendant sept ans, s’imposant comme le conseiller le plus influent de deux présidents successifs, Richard Nixon (1969-1974) puis Gerald Ford (1974-1976).
Dans son lumineux essai Henry Kissinger, l’Européen*, l’avocat Jérémie Gallon, 35 ans, ancien conseiller auprès de l’ambassadeur de l’Union européenne outre-Atlantique, place cet homme politique rusé au niveau de Metternich, diplomate autrichien dont le rôle fut déterminant dans la définition des contours de l’Europe post-napoléonienne lors du Congrès de Vienne en 1815. A la fois intellectuel et homme d’action, tacticien et stratège, Kissinger appartient à l’espèce des politiques qui ont fait l’Histoire. Dans les années 1970, il est l’architecte des grands équilibres du monde, éclipsant presque les chefs d’Etat Nixon et Ford par son intelligence visionnaire. Son coup de maître ? Le rapprochement des Etats-Unis avec la République populaire de Chine, annoncé le
15 juillet 1971 lors d’une brève allocution télévisée du président Nixon (Parti républicain). Un déplacement de pion digne du roque au jeu d’échecs.
« Le monde fut alors saisi de stupéfaction, écrit Gallon. Le président américain avait réussi à prendre par surprise les médias, ses adversaires démocrates mais également les Soviétiques et les Nord-Vietnamiens. Ces derniers comprenaient qu’ils ne pourraient désormais plus compter sur leur puissant allié chinois pour affaiblir les troupes américaines. Quant à l’URSS, les Etats-Unis lui imposaient dorénavant une relation triangulaire avec la Chine. Or Kissinger et Nixon savaient pertinemment qu’une telle relation à trois ne pouvait que créer des tensions entre les deux puissances communistes et ainsi pousser les Soviétiques vers une politique de détente que la MaisonBlanche désirait ardemment. »
A l’instar des puissances européennes de 1815, les Etats-Unis montrent dès lors qu’ils sont prêts à s’inscrire dans un jeu complexe d’équilibre des puissances. Car, depuis le début de la guerre froide, la classe politique washingtonienne a tendance à penser les relations internationales en termes de moralité, opposant le camp du bien à celui du Mal, incarné par les régimes communistes. Mais, pour ce pragmatique qui déteste l’idéologie, « L’Amérique n’a pas d’amis ni d’ennemis permanents, elle n’a que des intérêts », qu’il place au-dessus de tout.
La Realpolitik à la Kissinger ouvre une nouvelle ère dans les relations internationales. Ce qui s’ensuit est une période de stabilité, consacrée par la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe – un processus de dialogue qui culmine à l’été 1975 lors de la signature des accords d’Helsinki par les EtatsUnis, l’URSS, le Canada et l’ensemble des pays d’Europe, à l’exception de l’Albanie. Après les tensions Est-Ouest des années 1960 (crise des missiles à Cuba, construction du mur de Berlin, guerre du Vietnam, invasion de la Tchécoslovaquie), la détente correspond au dépassement de la logique des blocs et affaiblit la crédibilité de l’Union soviétique en Europe de l’Est, ce qui conduira, une quinzaine d’années plus tard, à la chute du Mur. Bref, nous vivons aujourd’hui dans le monde de « Mister K » !
Dans les années 1970, l’aura de ce Metternich moderne – qui, « comme Nixon, pense et respire “diplomatie” » – atteint des proportions inimaginables. Le magazine Newsweek le dessine en Superman et le rebaptise « Super K », tandis que L’Express fait son gros titre sur « La paix de M. Kissinger ». Riche en anecdotes, Henry Kissinger, l’Européen nous éclaire aussi sur la fascination exercée par celui qui popularise la fonction de secrétaire d’Etat. « En 1972, écrit l’auteur, un sondage réalisé auprès des Playboy Bunnies, ces jeunes serveuses de Playboy Clubs parfois appelées à devenir elles-mêmes des Playmates, révèle que Kissinger est l’homme avec qui elles préféreraient avoir un rendez-vous galant ! » Un succès inattendu pour ce
binoclard qui, selon son masseur, « n’a pas un seul muscle dans son corps ». Le maître de la diplomatie répond par cette formule devenue célèbre : « Le pouvoir est l’aphrodisiaque ultime. »
Cependant, Jérémie Gallon, qui dirige un cabinet de conseil géopolitique à Bruxelles et enseigne à Sciences po, n’ignore pas la face obscure de « Henry », notamment les campagnes de bombardements sur le Cambodge et le Laos (alors bases arrière des Nord-Vietnamiens) ou encore l’appui américain au général
Pinochet lors du coup d’Etat de 1973. Sans chercher d’excuses, l’essayiste restitue toutefois ces événements complexes dans leur contexte historique. Au Vietnam, il s’agit pour Kissinger de combattre l’avancée du communisme à l’échelle mondiale, tout en négociant les accords de Paris pour mettre fin au conflit (commencé par les prédécesseurs de Nixon). Et, au Chili, le secrétaire d’Etat et le président américains ne peuvent tout simplement pas, après la défaite en Asie du Sud-Est, se permettre de perdre l’Amérique du Sud, alors « électrisée » et « hypnotisée » par un « charmeur de serpents » nommé Fidel Castro.
« Henry Kissinger a assumé certaines décisions et actions impopulaires lorsqu’il était convaincu qu’elles servaient les intérêts de l’Amérique, en sachant que cela lui vaudrait la haine et les critiques d’une intelligentsia enfermée dans sa bienpensance », plaide Gallon, qui ajoute : « C’est bien la recherche de la stabilité globale qui, à long terme, mena l’URSS à sa chute et permit aux Etats-Unis de gagner la guerre froide. Et cette victoire fut le résultat de la stratégie pensée et appliquée par Henry Kissinger. »
Mais alors, quelles leçons apprendre de l’auteur de Diplomatie, livre somme et testament géopolitique paru en 1994 ? D’abord que les relations internationales s’inscrivent dans le temps long et exigent un courage qui semble souvent se dérober aujourd’hui. « Depuis trop longtemps, constate froidement l’essayiste Gallon, l’Union européenne se fourvoie dans une diplomatie qui se veut pénétrée de morale et d’idéalisme, mais qui n’a contribué qu’à nous isoler et nous rabaisser. Nous, Européens, n’écrivons plus l’Histoire. Lors des crises qui se déroulent à nos portes et affectent directement notre stabilité, nous ne sommes même pas conviés à la table des négociations. Que ce soit en Syrie, au Yémen ou en Ukraine, ce sont nos rivaux et adversaires, qui, par leurs décisions, décident du futur de l’Europe. Et, voilà peu, c’est en ex-Yougoslavie, au coeur même de notre continent, que nos dirigeants ont été incapables d’éviter l’horreur. »
Au surplus, l’art de la diplomatie exige une colonne vertébrale intellectuelle. Et du caractère. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages marquants, Kissinger a nourri ses convictions profondes de son expérience vécue. Sans doute n’aurait-il pas été aussi lucide sur la nature des choses, ni n’aurait reconnu si instinctivement le « fascisme de gauche » que représentaient le castrisme ou le brejnévisme, s’il n’avait pas dû changer de trottoir chaque fois que, enfant, il croisait des soldats allemands dans les rues de Fürth.
Mais cela n’explique par pourquoi la diplomatie européenne semble véritablement minuscule en comparaison de cet homme d’Etat dont les amis se nommaient Helmut Schmidt (chancelier allemand), Lee Kuan Yew (Premier ministre singapourien) et George Shultz (secrétaire d’Etat américain). La piteuse visite du président du Conseil européen Charles Michel, le mois dernier, chez Recep Tayyip Erdogan, lorsqu’il refusa de céder son fauteuil à la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, est venue rappeler que la grande diplomatie requiert du tempérament. En février, déjà, l’humiliation essuyée par le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell chez Vladimir Poutine au moment où ce dernier expulsait trois diplomates européens accusés de soutenir Alexeï Navalny avait également illustré ce déficit. Quant à l’influence sur le monde de Federica Mogherini et Catherine Ashton – les prédécesseurs de Borrell –, elle fut à vrai dire inversement proportionnelle à la longueur de leur titre ronflant et difficile à mémoriser : « haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité »…
Dans les années 1970, l’aura de ce Metternich moderne – qui, « comme Nixon, pense et respire “diplomatie” » - atteint des proportions inimaginables. Le magazine Newsweek le dessine en Superman et le rebaptise « Super K », tandis que L’Express fait son gros titre sur « La paix de M. Kissinger »