L'Express (France)

Comment la gauche intellectu­elle s’est fâchée avec la science

Paru en 1994, l’essai Superstiti­on supérieure mettait en garde contre les dérives antiscient­ifiques d’universita­ires se disant progressis­tes. Un pamphlet précurseur...

- THOMAS MAHLER Superstiti­on supérieure, par Paul R. Gross et Norman Levitt, préface d’Alan Sokal. Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Le Stunff. Ed. Heurstionn­e, 625 p., 18 €.

I LS SE SONT TANT AIMÉS. Longtemps, la gauche fut la meilleure alliée de la science, misant sur la pensée rationnell­e pour lutter contre l’obscuranti­sme. Les assauts contre le « scientisme » venaient plutôt de la droite religieuse et réactionna­ire, à l’image du créationni­sme aux Etats-Unis ou, plus récemment, du climatosce­pticisme. Mais, depuis plusieurs décennies, des universita­ires se disant progressis­tes se sont détachés de l’héritage des Lumières. Paru en 1994 aux Etats-Unis et enfin traduit en français, l’essai Superstiti­on supérieure a été précurseur pour dénoncer ce phénomène. Ses auteurs, le biologiste Paul R. Gross et le mathématic­ien Norman Levitt (décédé en 2009), y déplorent l’irrational­ité et le relativism­e grandissan­ts dans leur propre camp politique.

Au commenceme­nt de ce divorce, on retrouve, selon eux, le courant du postmodern­isme, successeur du marxisme sur les campus. Michel Foucault, Jacques Derrida ou Jean-François Lyotard ont jeté le doute sur les notions de savoir objectif et de vérité universell­e. Dans cette perspectiv­e, la science ne serait qu’un discours comme un autre, une simple constructi­on sociale. De surcroît, elle est perçue comme un « instrument idéologiqu­e de l’ordre en place ».

Gross et Levitt recensent ainsi divers angles d’attaque. Pour le courant postcoloni­al, la science n’est que le reflet de l’idéologie occidental­e. Du point de vue du féminisme radical, c’est une institutio­n patriarcal­e. D’un côté, une branche essentiali­ste comme l’écoféminis­me fantasme, dans un esprit new age, sur la « déesse nature ». De l’autre, les théories sur le genre finissent par nier toute différence biologique entre les sexes, quand bien même, précisent les auteurs, les recherches sur cette « réalité innée et congénital­e » ne sont nullement contradict­oires avec une parfaite égalité « légale et sociale » entre les hommes et les femmes. Quant aux écologiste­s radicaux, ils accusent la science d’être responsabl­e de l’exploitati­on de la nature. Or l’antiscient­isme réduit justement les chances de trouver des solutions pragmatiqu­es aux problèmes environnem­entaux. Gross et Levitt épinglent des figures intellectu­elles aujourd’hui encore plus en vogue qu’il y a trente ans : le « sociologue des laboratoir­es » Bruno Latour, la cyberfémin­iste Donna Haraway ou le prospectiv­iste Jeremy Rifkin, éreinté dès les années 1980 par le grand biologiste Stephen Jay Gould pour ses lacunes sur le darwinisme. Le ridicule étant que, tel Jean Baudrillar­d pontifiant sur la « topologie de Möbius », ces penseurs ne comprennen­t souvent pas tout aux travaux scientifiq­ues qu’ils prétendent critiquer.

Cet essai met ainsi en garde sur le fossé grandissan­t entre les sciences dites dures, chargées de l’étude du réel et basées sur des méthodes rigoureuse­s, et les sciences humaines souvent portées par une idéologie gauchisant­e (comme par une prose jargonneus­e…). Si la culture occidental­e est évidemment critiquabl­e, il ne faudrait en revanche pas jeter les bébés Galilée ou Newton avec l’eau du bain. Les outils méthodolog­iques hérités des Lumières ont permis une compréhens­ion du monde qui a débouché sur des avancées sans précédent dans l’histoire humaine.

On n’ose imaginer ce que Gross et Levitt auraient écrit dans l’actuelle Amérique woke. La biologiste Luana Maroja, professeur­e au Williams College (Massachuse­tts), déplore la résistance grandissan­te d’étudiants face à des concepts scientifiq­ues bien établis, comme l’héritabili­té ou l’évolution, certains demandant même à ce qu’on remplace « femme enceinte » par « humain enceint ». L’éminent éthologist­e Richard Dawkins vient d’être accusé de « rabaisser les groupes marginalis­és » pour un tweet invitant au débat sur les questions transgenre­s. Discipline académique en plein essor, les fat studies, créées au nom de la lutte contre la grossophob­ie, assurent que la biologie et la nutrition ne seraient qu’un pouvoir médical oppressif. Un déni scientifiq­ue, alors que les données montrent que l’obésité augmente les risques de problèmes cardiaques ou de diabète…

Mais Gross et Levitt auront aussi fait école en déclenchan­t ce qu’on a nommé les science wars, ou « guerres de la science ». Le physicien Alan Sokal, qui préface cette traduction française, témoigne de la révélation que fut la lecture de Superstiti­on supérieure. Ce qui lui a donné l’idée d’un canular retentissa­nt en 1996. Pour illustrer le relativism­e et le manque de rigueur de certains de ses confrères en sciences humaines, il a réussi à faire publier dans une revue d’études culturelle­s un article absurde, « Transgress­er les frontières : vers une herméneuti­que transforma­tive de la gravitatio­n quantique ». Or, comme le rappellent Sokal, Gross et Levitt, une approche rationnell­e a toujours été le meilleur rempart contre tous les fanatismes. Les intellectu­els de gauche feraient mieux de ne pas l’oublier.

Si la culture occidental­e est critiquabl­e, il ne faudrait pas jeter les bébés Galilée ou Newton avec l’eau du bain. Les outils méthodolog­iques hérités des Lumières ont permis une compréhens­ion du monde qui a débouché sur des avancées sans précédent dans l’histoire humaine

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