Comment la gauche intellectuelle s’est fâchée avec la science
Paru en 1994, l’essai Superstition supérieure mettait en garde contre les dérives antiscientifiques d’universitaires se disant progressistes. Un pamphlet précurseur...
I LS SE SONT TANT AIMÉS. Longtemps, la gauche fut la meilleure alliée de la science, misant sur la pensée rationnelle pour lutter contre l’obscurantisme. Les assauts contre le « scientisme » venaient plutôt de la droite religieuse et réactionnaire, à l’image du créationnisme aux Etats-Unis ou, plus récemment, du climatoscepticisme. Mais, depuis plusieurs décennies, des universitaires se disant progressistes se sont détachés de l’héritage des Lumières. Paru en 1994 aux Etats-Unis et enfin traduit en français, l’essai Superstition supérieure a été précurseur pour dénoncer ce phénomène. Ses auteurs, le biologiste Paul R. Gross et le mathématicien Norman Levitt (décédé en 2009), y déplorent l’irrationalité et le relativisme grandissants dans leur propre camp politique.
Au commencement de ce divorce, on retrouve, selon eux, le courant du postmodernisme, successeur du marxisme sur les campus. Michel Foucault, Jacques Derrida ou Jean-François Lyotard ont jeté le doute sur les notions de savoir objectif et de vérité universelle. Dans cette perspective, la science ne serait qu’un discours comme un autre, une simple construction sociale. De surcroît, elle est perçue comme un « instrument idéologique de l’ordre en place ».
Gross et Levitt recensent ainsi divers angles d’attaque. Pour le courant postcolonial, la science n’est que le reflet de l’idéologie occidentale. Du point de vue du féminisme radical, c’est une institution patriarcale. D’un côté, une branche essentialiste comme l’écoféminisme fantasme, dans un esprit new age, sur la « déesse nature ». De l’autre, les théories sur le genre finissent par nier toute différence biologique entre les sexes, quand bien même, précisent les auteurs, les recherches sur cette « réalité innée et congénitale » ne sont nullement contradictoires avec une parfaite égalité « légale et sociale » entre les hommes et les femmes. Quant aux écologistes radicaux, ils accusent la science d’être responsable de l’exploitation de la nature. Or l’antiscientisme réduit justement les chances de trouver des solutions pragmatiques aux problèmes environnementaux. Gross et Levitt épinglent des figures intellectuelles aujourd’hui encore plus en vogue qu’il y a trente ans : le « sociologue des laboratoires » Bruno Latour, la cyberféministe Donna Haraway ou le prospectiviste Jeremy Rifkin, éreinté dès les années 1980 par le grand biologiste Stephen Jay Gould pour ses lacunes sur le darwinisme. Le ridicule étant que, tel Jean Baudrillard pontifiant sur la « topologie de Möbius », ces penseurs ne comprennent souvent pas tout aux travaux scientifiques qu’ils prétendent critiquer.
Cet essai met ainsi en garde sur le fossé grandissant entre les sciences dites dures, chargées de l’étude du réel et basées sur des méthodes rigoureuses, et les sciences humaines souvent portées par une idéologie gauchisante (comme par une prose jargonneuse…). Si la culture occidentale est évidemment critiquable, il ne faudrait en revanche pas jeter les bébés Galilée ou Newton avec l’eau du bain. Les outils méthodologiques hérités des Lumières ont permis une compréhension du monde qui a débouché sur des avancées sans précédent dans l’histoire humaine.
On n’ose imaginer ce que Gross et Levitt auraient écrit dans l’actuelle Amérique woke. La biologiste Luana Maroja, professeure au Williams College (Massachusetts), déplore la résistance grandissante d’étudiants face à des concepts scientifiques bien établis, comme l’héritabilité ou l’évolution, certains demandant même à ce qu’on remplace « femme enceinte » par « humain enceint ». L’éminent éthologiste Richard Dawkins vient d’être accusé de « rabaisser les groupes marginalisés » pour un tweet invitant au débat sur les questions transgenres. Discipline académique en plein essor, les fat studies, créées au nom de la lutte contre la grossophobie, assurent que la biologie et la nutrition ne seraient qu’un pouvoir médical oppressif. Un déni scientifique, alors que les données montrent que l’obésité augmente les risques de problèmes cardiaques ou de diabète…
Mais Gross et Levitt auront aussi fait école en déclenchant ce qu’on a nommé les science wars, ou « guerres de la science ». Le physicien Alan Sokal, qui préface cette traduction française, témoigne de la révélation que fut la lecture de Superstition supérieure. Ce qui lui a donné l’idée d’un canular retentissant en 1996. Pour illustrer le relativisme et le manque de rigueur de certains de ses confrères en sciences humaines, il a réussi à faire publier dans une revue d’études culturelles un article absurde, « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique ». Or, comme le rappellent Sokal, Gross et Levitt, une approche rationnelle a toujours été le meilleur rempart contre tous les fanatismes. Les intellectuels de gauche feraient mieux de ne pas l’oublier.
Si la culture occidentale est critiquable, il ne faudrait pas jeter les bébés Galilée ou Newton avec l’eau du bain. Les outils méthodologiques hérités des Lumières ont permis une compréhension du monde qui a débouché sur des avancées sans précédent dans l’histoire humaine