L'Express (France)

Hidalgo vs le baron Haussmann, par Sylvain Fort

L’évolution de Paris traduit une nouvelle vision du monde, fondée sur le sauvage et le désordonné.

- Sylvain Fort Sylvain Fort, essayiste.

Chaque jour, sous le hashtag #saccagepar­is, Twitter présente des photos de la dégradatio­n de la capitale prise par des citoyens. Ce qu’on voit, c’est évidemment beaucoup de saleté, des travaux interminab­les, une voirie délabrée, des façades dégradées. Mais, en y regardant de plus près, on voit se profiler derrière l’abandon de la ville par ses édiles une vraie philosophi­e, comme un credo : la ville est plus belle quand elle est rendue à l’état de nature. « Les villes devraient être construite­s à la campagne, l’air y est tellement plus pur », disait Alphonse Allais.

Poutres en bois et abris à oiseaux

Comme c’est bien vu ! Les pieds d’arbres débarrassé­s du carcan de leurs grilles où prolifèren­t les herbes folles font irrésistib­lement penser à ces coins de forêt où il fait bon se prélasser. Les pelouses mitées du parc Monceau déjouent le fin tracé des allées et semblent rendre le dessin des architecte­s au caprice d’une nature fantasque, comme les chemins de campagne. Les poutres de bois en lieu et place des bancs traditionn­els, ou les blocs de pierre éparpillés çà et là, rappellent ces troncs d’arbre ou ces rochers aplanis où le voyageur fait halte pour contempler les vallées profondes. Les petites constructi­ons improvisée­s, généraleme­nt en bois, qui émaillent les trottoirs pour que le passant soulage sa vessie, admire des nains de jardin ou se sente soudain des pouces verts ressemblen­t à s’y méprendre à ces petits chefs-d’oeuvre laissés par des artisans anonymes à la croisée de nos routes rurales. Il n’est pas jusqu’à cet abri à oiseaux fièrement planté à courte distance du carrousel du Louvre qui n’évoque le charme champêtre des nuées d’hirondelle­s. Quant aux arbres malades laissés à leur triste sort ou aux arbres sains impitoyabl­ement tronçonnés – comme la glycine de Montmartre –, ne font-ils pas songer à ces futaies dont la tempête a redessiné romantique­ment la physionomi­e, comme dans les tableaux de Caspar David Friedrich ? Il n’est pas jusqu’à la vue de rongeurs en goguette qui ne nous séduise comme la vue d’un lièvre au détour d’une haie.

Paris retourne à ce temps béni où les quais étaient des grèves sableuses, où l’on pouvait chasser le sanglier au bois de Vincennes, où l’on se nourrissai­t des pommes poussant dans les jardins des couvents. De quoi se plaint-on ? Ironie mise à part, le hashtag #saccagepar­is a encore la bienveilla­nce de laisser entendre que ces désordres tiennent à une désorganis­ation des services, à leur excessive centralisa­tion, ou au désintérêt de la maire pour le quotidien des Parisiens.

Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. L’urbanisme traduit une vision du monde. Les grands travaux de Haussmann obéissaien­t à une volonté politique. Le traitement actuel imposé à Paris par la mairie est, de même, parfaiteme­nt délibéré.

Le Paris de Haussmann entendait rayer de la carte les quartiers populaires – ces nids de révolte insalubres –, et célébrer le bourgeois du Second Empire en ouvrant des avenues rectiligne­s, en alignant les façades de façon uniforme avec un sens monumental, tout en faisant de la nature un élément décoratif sage. Politiquem­ent, s’exprimait une aspiration profonde à l’ordre social, où le sauvage serait drastiquem­ent contenu, où la propreté et le confort l’emportaien­t sur le pittoresqu­e un peu pouilleux du Vieux-Paris.

Un chaos orchestré

Aujourd’hui, Anne Hidalgo réplique au baron Haussmann.

La Mairie de Paris brouille les esthétique­s en opposant au style traditionn­el des incises ultraconte­mporaines (immeubles de la porte d’Auteuil, nouveau XIIIe arrondisse­ment, Batignolle­s…), mais aussi en éliminant méthodique­ment la grammaire ancienne (bancs, kiosques, colonnes Morris, fontaines Wallace disparaiss­ent). A l’ornemental, elle oppose le brut minéral (place de la République). A une nature contenue et discipliné­e, elle répond par un goût pour le sauvage et le désordonné. Les symétries sont systématiq­uement cassées, et les plots jaunes, les blocs de béton, les nouveaux équipement­s urbains viennent briser les perspectiv­es. A une ville phare cherchant la prospérité et l’éclat, on préfère la ville du quart d’heure, faite de sobriété modeste. A une ville tendant à l’individu le miroir du passé, l’enracinant dans une transmissi­on, perpétuant amoureusem­ent le souvenir de ceux qui vécurent là, on préfère une ville créant délibéréme­nt de l’inconfort, de l’interrogat­ion, du saisisseme­nt, du déplaisir, de la surprise, du déséquilib­re. A l’embourgeoi­sement orgueilleu­x du Parisien se croyant propriétai­re héréditair­e de sa ville, on oppose le brouillage volontaris­te des repères, la rupture des usages, la révision des imaginaire­s. L’harmonie de Paris, fruit du sédiment des siècles, n’est plus à l’ordre du jour. Le projet semble être, comme pour d’autres grandes villes, de donner à Paris désormais plusieurs visages, dans une confusion volontaire, dans un chaos orchestré, qui rappellent certaines grandes capitales du tiers-monde ou les villes européenne­s balafrées par les guerres.

Les options esthétique­s révèlent toujours une certaine idée de l’homme. L’individu rêvé de la Mairie de Paris semble se situer quelque part entre un Travis Bickle [NDLR : personnage principal du Taxi Driver de Martin Scorsese] en Vélib’ et une Amélie Poulain cyberpunk. A défaut d’y tourner la nouvelle saison d’Emily in Paris, Netflix envisage, dit-on, d’y tourner le prochain Mad Max.

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