Insécurité : craintes et réalités
Chercheurs, policiers et magistrats se déchirent autour des statistiques de la violence. Un thème qui, lui, s’impose comme une priorité pour de plus en plus de Français.
Chercheurs, policiers et magistrats se déchirent autour des statistiques de la violence. Un thème qui, lui, s’impose comme une priorité pour de plus en plus de Français.
La montée de l’insécurité, quèsaco ? Ce 11 mai, en s’essayant à une analyse, le ministre de la Justice, Eric DupondMoretti, semble lui-même s’y perdre. « La délinquance n’a pas augmenté, la violence, oui », expliquet-il sur France Inter. Avant d’affirmer, quelques instants plus tard : « J’ai toujours dit que la violence n’avait pas augmenté […]. Ce qui est vrai, c’est que la délinquance des mineurs est marquée par davantage de violence. » L’hésitation sémantique du garde des Sceaux avance la difficulté du débat. Selon les chiffres choisis, les mots retenus, il est possible de soutenir que la France connaît aujourd’hui un déferlement de brutalité sur son territoire. Ou, au contraire, que la situation est extraordinairement stable. Ou nuancée. Comme dans une boîte de chocolats, on peut en trouver pour tous les goûts, selon que l’on se plonge dans les enquêtes de victimation annuelles – cet énorme sondage mené auprès de 25 000 ménages – ou dans les statistiques administratives. « L’indicateur le plus fiable, c’est celui des homicides, avance Mathieu Zagrodzki, chercheur associé à l’université de Versailles-Saint-Quentin. Car il n’y a pas de sous-déclaration ni de sur-déclaration. » Verdict ? « Une tendance à la baisse depuis vingt-cinq ans, de 1 200 homicides par an à environ 900. » Renée Zauberman, directrice de recherche au CNRS et spécialiste du sentiment d’insécurité, abonde la piste du statu quo : « Les enquêtes de victimation montrent une grande stabilité sur les violences physiques. » (Voir le graphique 3, ci-contre.)
A lire d’autres données, et à écouter certains retours de terrain, pourtant, les repères se brouillent. Contacté, le ministère de l’Intérieur évoque des « baisses durables des atteintes aux biens depuis le début du quinquennat », mais reconnaît des « augmentations qui se poursuivent en 2020 et depuis plusieurs années » sur « les violences sexuelles », – ce que les spécialistes attribuent à la libération récente de la parole –, ainsi que sur « les coups et blessures volontaires » (voir l’interview de Gérald Darmanin, page 29). Cette violence physique, les représentants de policiers affirment ne plus pouvoir la supporter. Ce 19 mai, un regroupement de 14 syndicats a manifesté devant l’Assemblée nationale suite au meurtre du brigadier Eric Masson, abattu de deux balles à Avignon (Vaucluse), le 5 mai. Le tireur présumé est un jeune homme de 19 ans. Les fonctionnaires citent aussi les guets-apens qui se multiplient, le terrorisme, la frange radicalisée des gilets jaunes… Les données du ministère de l’Intérieur, issues de procès-verbaux, montrent un doublement, en vingt ans, des agressions contre la police (voir le graphique 2). « Avant, il existait un code entre les voyous et les policiers. Des règles. Aujourd’hui, on est entré dans un climat d’ultraviolence, de plus en plus prégnant contre nous », se désole Frédéric Lagache, délégué général d’Alliance. David Le Bars, secrétaire général du SCPN, le principal syndicat de commissaires, décrit lui aussi une brutalité accrue : « Durant la première partie de ma carrière, jusqu’en 2005 à peu près, je n’ai jamais vu un flic qui sortait son arme. Ensuite, j’en ai connu énormément, et des blessés. Dans mes briefings, je disais souvent : “On a changé de monde.” »
Cette « ultraviolence » nouvelle souvent évoquée, et discutée – on se souvient du débat au sein du gouvernement sur l’usage du mot « ensauvagement » –, aucun chiffre n’est capable de la caractériser précisément. Ce qui donne lieu à des accusations de « politisation », dès lors qu’on se rallie ou non à cette analyse. « Il n’y a pas de chiffrage indiscutable, le risque est de mélanger des choux et des carottes,
et c’est un problème, car chacun y va de son analyse… On surfe sur les peurs », déplore Christophe Korell, policier détaché au ministère de la Justice, auteur de Police nationale. L’envers du décor (éd. Denoël). Certains délits échappent au suivi des enquêtes de victimation, tandis que les statistiques officielles sont susceptibles d’être biaisées par les pratiques d’enregistrement de plainte ou les requalifications ultérieures. « Selon qu’on vous fait déposer une main courante ou une plainte, qu’un policier fait ou ne fait pas un rapport, les chiffres changent », note Driss Aït Youssef, président de l’institut Léonard-de-Vinci et spécialiste de la sécurité.
Parmi les indices les plus alarmistes figure celui du nombre de sapeurspompiers blessés lors d’agressions : selon un rapport sénatorial de décembre 2019, leur nombre a triplé entre 2007 et 2017, pour s’établir à 2 813, soit près de huit cas par jour. « Cet indicateur est représentatif de l’état de violence d’une société, puisque les pompiers ne vous demandent pas vos papiers, ne contrôlent pas les identités, n’interviennent pas dans des affaires de stupéfiants, viennent vous sauver la vie en général », détaille Alain Bauer, professeur de criminologie au Cnam. A l’aide des statistiques transmises chaque mois par le ministère de l’Intérieur, l’enseignant a élaboré un autre indicateur détonant, « l’homicidité », qui rassemble les faits les plus graves : meurtres, tentatives d’homicides, coups ayant entraîné la mort, règlements de comptes entre malfaiteurs, depuis 1972 (voir le graphique 1). Il constate une augmentation spectaculaire sur les deux dernières années. « Il y a une tendance puissante qui aboutit à ce que 2020, en tenant compte du confinement, soit la pire année en homicidité de l’histoire de cet indicateur », précise-t-il.
Le nombre de sapeurspompiers blessés lors d’agressions a triplé entre 2007 et 2017
Bruno Pomart, ex-policier du Raid devenu éducateur pour jeunes en difficulté, raconte, lui aussi, avoir été récemment confronté à un phénomène inattendu : « Il y a quelques mois, j’ai reçu dans un centre un jeune qui a voulu m’attaquer avec une fourchette. Il est monté dans les tours comme ça, en un instant. Puis il est redescendu. Cette absence de peur de la sanction, depuis trente-deux ans que je fais ce métier, je ne l’avais jamais vue. » Pour autant, Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, affirme ne pas avoir « eu de retours particuliers » sur un déchaînement de violence nouveau et gratuit. Dans un récent communiqué, son organisation regrette que « la planète réelle ne rencontre plus jamais celle du fantasme ». La magistrate rappelle cette réalité : « La délinquance n’explose pas, les peines d’emprisonnement fermes prononcées sont de plus en plus longues et nombreuses. » Les mesures de suivi, en revanche, manquent, puisque la syndicaliste note qu’il n’est pas rare qu’un repris de justice soit convoqué à son premier rendez-vous de réinsertion « de six à huit mois après sa sortie ». « La justice manque cruellement de juges (du siège ou du parquet), de greffiers, de personnels d’insertion pénitentiaire. Il faudrait peut-être aussi ouvrir des prisons plus petites, plus spécifiques. Mais c’est un plan sur quinze ans au moins, là où on ne réfléchit qu’à l’échelle d’un quinquennat », pointe Christophe Korell.
Légitime ou non, cette critique d’une justice « laxiste » semble aujourd’hui faire son chemin dans l’opinion : selon un
sondage Elabe publié le 12 mai, 80 % des Français s’y rallient. Et ils sont 36 % à citer la sécurité comme le thème qui comptera le plus dans leur choix lors de la présidentielle de 2022, devant le pouvoir d’achat (33 %) ou la santé (30 %). Pour Jérôme Fourquet, directeur des études de l’Ifop, c’est un grand classique : « Depuis dix ans, cette préoccupation est à un niveau élevé, avec une accentuation lorsque survient un crime marquant » – comme celui d’Avignon. Le sondeur prévient : « C’est bien cet ordre de priorité entre la sécurité et les autres thèmes qui sera décisif. Cela dépendra des stratégies des acteurs, et aussi de la réalité du terrain. » En 2002, Lionel Jospin avait pâti de son déficit de crédibilité sur ces questions. A l’Elysée, on se garde bien de relativiser le ressenti des Français. « Aujourd’hui, nos concitoyens ont une conscience accrue de plusieurs menaces : le terrorisme, le séparatisme, les troubles à l’ordre public et des violences aux personnes, très médiatisées », nous indique-t-on, avant d’ajouter que « le sentiment d’insécurité est perçu par des faits du quotidien auxquels nous répondons dans le cadre de la sécurité du quotidien ».
Des faits bien réels… mais pas toujours en lien avec le quotidien des gens, à en croire Renée Zauberman, qui constate fréquemment dans ses enquêtes une « décorrélation » entre l’insécurité ressentie dans la vie courante et le niveau de préoccupation plus général pour ce problème social. « Concernant l’insécurité ressentie individuellement, liée aux peurs personnelles, elle est stable depuis vingt-cinq ans », commente la chercheuse, tandis que l’inquiétude plus générale fluctue en fonction de l’actualité. « Les réseaux sociaux jouent un rôle important. Les photos, les vidéos circulent à toute vitesse, et peuvent donner le sentiment global qu’on vit une époque de brutalisation », estime Jérôme Fourquet. A cela s’ajoutent les politiques éditoriales de certaines chaînes d’info en continu, qui s’attardent parfois une journée entière sur un fait divers. « Il m’est déjà arrivé de passer une heure sur un événement et de me dire qu’on aurait dû en parler cinq minutes », nous glisse un policier habitué des plateaux. Les Français euxmêmes sont 62 % à estimer, selon l’enquête Elabe, que « les politiques et les médias parlent trop d’insécurité en ce moment ». Comme un appel à davantage de nuance sur le sujet.