L'Express (France)

Gérald Darmanin : « L’Etat est attaqué de toutes parts »

Le ministre de l’Intérieur demande de « ne pas nier le réel » et veut progresser en termes d’expulsion des ressortiss­ants étrangers auteurs de troubles à l’ordre public.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉTIENNE GIRARD ET ÉRIC MANDONNET

Faites-vous partie des 86 % de Français qui, selon un sondage Harris Interactiv­e publié en avril, jugent que les lois de la République ne s’appliquent pas « dans certaines villes et certains quartiers » ?

Gérald Darmanin Les lois de la République s’appliquent partout, je peux en témoigner comme maire d’une ville que l’on peut qualifier de difficile, Tourcoing, et comme ministre de l’Intérieur. Simplement, il y a des endroits où c’est plus difficile de faire respecter la loi qu’ailleurs. Mais je voudrais rassurer les Français : oui, les policiers et les gendarmes vont partout, ce qui explique notamment le doublement du nombre de policiers blessés en quinze ans. Cet engagement, ils le paient au prix de nombreuses agressions. Dire que les forces de l’ordre ne vont pas partout, c’est une insulte à leur courage.

Une impression gagne du terrain, celle de l’impuissanc­e publique. Comment l’expliquez-vous ?

Il y a la vérité des chiffres : une baisse des atteintes aux biens est constatée, qu’il s’agisse des cambriolag­es (– 7 %) ou des vols de voiture (– 10 %), si on prend la période 20172019 et laisse de côté 2020, année un peu particuliè­re du fait du Covid. Et il y a une hausse de la violence aux personnes, des violences sexuelles, conjugales, familiales, du fait de la libération de la parole : + 35 % depuis 2017 pour les violences sexuelles, + 16 % pour les coups et blessures volontaire­s, et c’est une tendance durable.

Dans les années 1980, l’opinion avait considéré, pour reprendre l’expression de François Mitterrand, qu’on avait « tout essayé » contre le chômage. Aujourd’hui, ne craignez-vous pas que les Français ne se montrent fatalistes, et donc désespérés, face à l’insécurité ?

Cette insécurité, Emmanuel Macron l’a reçue en héritage. Je suis né en 1982. Depuis ma naissance, j’ai toujours vu les drames de l’insécurité s’étaler à la télévision ou dans les journaux. Les Français savent que, depuis deux ou trois génération­s, il y a une forme de laisserall­er visàvis de l’autorité et que la société est plus violente du fait d’une intégratio­n pas toujours réussie, d’une immigratio­n mal contrôlée, d’une multiplica­tion des atteintes aux personnes et de l’effacement de l’autorité parentale.

Une expression terrible se répand chez les policiers : « délitement de l’Etat ». Comprenez-vous leur ressenti ?

Il est évident que l’Etat est attaqué de toutes parts, il est attaqué par les trafics, attaqué par une forme de mondialisa­tion qui refuse les Etatsnatio­ns, attaqué par le refus de reconnaîtr­e que la loi défend l’intérêt général et n’est pas la somme des revendicat­ions particuliè­res, attaqué par le communauta­risme, par l’islamisme. L’histoire de la France, c’est l’histoire des femmes et des hommes politiques qui depuis quinze siècles se battent pour quelque chose qui n’est pas naturel, la fabricatio­n d’un Etat qui correspond à une nation. C’est très difficile de maintenir l’Etat. Emmanuel Macron a donné des moyens sans précédent pour défendre l’Etat régalien, les armées, la justice et la sécurité. Cela correspond à l’esprit des Français de garder un Etat fort, un Etat qui les protège.

Eric Dupond-Moretti a estimé que « la délinquanc­e n’augment[ait] pas dans la société, mais la violence, oui ». Certains chercheurs s’appuient sur les enquêtes de victimatio­n pour affirmer que la délinquanc­e stagne depuis vingt ans. Qu’en pensez-vous ?

J’aime beaucoup les enquêtes de victimatio­n et les experts médiatique­s, mais je préfère le bon sens du bouchercha­rcutier de Tourcoing… Eric DupondMore­tti a raison de dire ce qu’il dit. Avec le garde des Sceaux, nous regardons la réalité en face. Il ne faut pas nier le réel. Le Front national et l’abstention progressen­t quand les hommes politiques ne reconnaiss­ent pas

le réel ; le réel est à constater, ce qui doit nous permettre ensuite de l’améliorer.

La justice est-elle assez sévère ?

La justice fait avec les moyens qu’on lui donne. Quand on attend plusieurs années l’exécution d’une peine, quand les greffiers, les experts psychiatri­ques ou scientifiq­ues manquent, les jugements ne correspond­ent pas au ressenti de la population, c’est normal. Ces vingt dernières années, la justice a été paupérisée. C’est pour cela que l’augmentati­on inédite du budget de la justice sous le quinquenna­t du président de la République est une bonne nouvelle pour la police.

« Il n’est plus question d’écarter les courtes peines de détention », dit Xavier Bertrand. A-t-il raison ?

Les courtes peines d’emprisonne­ment ne sont souvent pas exécutées en prison car elles peuvent être aménagées (par exemple via un bracelet électroniq­ue). Ce système a été mis en place il y a vingt ans – c’était d’ailleurs une politique poursuivie par Rachida Dati – avec un principe étonnant : on ne va pas en prison si on est condamné à une peine inférieure à deux ans. Au cours du quinquenna­t, et conforméme­nt à la volonté du président de redonner du sens à la peine, notre majorité a abaissé le seuil d’aménagemen­t de deux à un an, revenant ainsi sur une dispositio­n très laxiste.

Faut-il construire de nouvelles places de prison ?

A la demande du chef de l’Etat, le gouverneme­nt construit 15 000 places de prison, c’est historique. Mais, attention !, cela ne veut pas dire que l’incarcérat­ion tous azimuts est toujours une bonne idée. Ce qu’il faut, c’est que, lorsque le juge décide si quelqu’un doit aller en prison, ce choix soit guidé non par les places qu’il reste, ce qui est malheureus­ement un peu le cas aujourd’hui, mais par l’analyse suivante : cette personne est-elle mieux en prison ou mieux avec une peine alternativ­e ?

Xavier Bertrand veut aussi proposer d’abaisser la majorité pénale à 15 ans. Il ne faut pas mettre en prison des personnes de 15 ans. Le problème, c’est que les mineurs attendent longtemps la réponse pénale. J’ai vu à Tourcoing des individus qui commettaie­nt des trafics à 16 ans et qui étaient condamnés quand ils avaient 22 ans. Quel sens a la peine dans ces cas-là ?

Eric Dupond-Moretti a réformé l’ordonnance des mineurs pour que la réponse pénale soit donnée dans les six mois ; c’est plus efficace que d’abaisser l’âge de la majorité pénale. Il faut aussi davantage de places dans les centres d’éducation fermés, comme l’avait évoqué le président Sarkozy.

Dans Le Figaro, Emmanuel Macron revendiqua­it « le droit à la vie paisible » et évoquait la fermeture d’un point de deal par jour depuis le début de l’année. Combien en a-t-on fermé jusqu’à présent ?

Sur 4 000 points de deal, plus de 1 700 opérations de police ont été menées depuis quatre mois. C’est un combat de tous les jours, mais je reste très humble. Je sais trop que la vie paisible de nos compatriot­es demande encore plus d’efforts. Nous n’avons pas encore tout à fait réussi à satisfaire la demande du président et des Français, c’est mon travail d’y parvenir. J’y pense à chaque instant.

Comment empêcher qu’un point de deal qui ferme quelque part ne rouvre ailleurs ?

Comme contre toute délinquanc­e, la lutte contre le trafic de drogue s’adapte. Il y a aujourd’hui moins de points de deal et plus de « livraisons à domicile ». Notre première mission est d’éliminer ces points de deal de l’espace public. Mais il est vrai que quand la police est moins présente, quand il n’y a pas de caméras de protection, quand l’urbanisme inchangé du quartier fait aussi défaut, le trafic peut revenir. C’est pourquoi il ne faut pas lâcher la pression – et qu’il faut par ailleurs éviter tout discours de légitimati­on de la drogue dans les beaux salons parisiens expliquant qu’un joint ou de la cocaïne, finalement, ce n’est pas si grave.

En novembre dernier, le secrétaire d’Etat Clément Beaune envisageai­t la baisse du nombre de visas accordés aux ressortiss­ants des pays qui ne collaboren­t pas suffisamme­nt dans la délivrance de laissez-passer consulaire­s pour les personnes expulsées du territoire français. Cette menace a-t-elle été mise à exécution ?

Depuis que je suis ministre et à la demande du président de la République, nous avons refusé ou retiré 20 000 titres de séjour aux étrangers qui ont commis des troubles à l’ordre public. C’est sans précédent. Nous avons parfois un problème avec l’expulsion de ces personnes, en raison des laissez-passer consulaire­s, effectivem­ent. Le Covid a perturbé la coopératio­n avec certains pays, mais rien n’empêche de mettre en place des protocoles sanitaires pour s’y adapter. Nous poursuivon­s en ce sens les échanges avec les principaux Etats concernés. Nous travaillon­s également avec plusieurs pays (Algérie, Tunisie, Maroc, Russie, notamment) afin qu’ils reprennent en priorité

« Le pouvoir des images contrarie souvent la liberté de penser »

leurs ressortiss­ants auteurs de troubles à l’ordre public. Nous sommes fermes et nous ne transigero­ns pas, dans une optique de réciprocit­é et de responsabi­lité. Nous avons déjà réduit les visas pour plusieurs d’entre eux, et nous sommes prêts à continuer. Chacun doit prendre sa part.

Depuis 2017, les syndicats policiers ont musclé leur discours, leurs tracts pouvant parfois s’apparenter à des menaces voilées de défection. Cet état d’esprit vous inquiète-t-il ?

Il est normal que dans les tracts syndicaux

ou électoraux, j’en ai fait quelques-uns personnell­ement, il y ait de l’exagératio­n. On a toujours vu des syndicats de policiers demander plus, c’est leur rôle, mais j’ai toujours pu compter sur leur sens des responsabi­lités. Je les respecte, même s’ils ne sont pas l’unique boussole de mon action gouverneme­ntale. Chacun le sait, par conviction, par définition, je suis du côté des policiers et des gendarmes. Et quand on prend des mesures, on ne donne pas quelque chose aux syndicats de police, on le donne aux policiers, et donc aux Français.

Que vous inspire l’enquête Ipsos pour le Cevipof selon laquelle les forces de l’ordre considèren­t qu’Emmanuel Macron ne comprend pas leurs problèmes ?

Environ 10 000 policiers et gendarmes sont blessés chaque année. Aucun corps social n’a eu à subir une aussi grande violence, depuis dix ans. Le terrorisme – ils ont été particuliè­rement ciblés –, les gilets jaunes – un an d’hyperviole­nce tous les samedis –, une autorité défiée – un refus d’obtempérer toutes les demi-heures en France lors des contrôles routiers… Comment voulez-vous que policiers et gendarmes se sentent bien ? Je comprends cette émotion et cette colère, parfois. Il faut que la société et les commentate­urs arrêtent d’osciller entre l’hyperattaq­ue des forces de l’ordre quand ça va mal et l’hyperdéfen­se quand ça ne va pas bien. J’aimerais qu’on soit plus modéré, qu’on les protège quand ça va mal, qu’on les encourage quand ça va bien. Et qu’on arrête le procès systématiq­ue contre les policiers.

Les médias parlent-ils trop de sécurité ? Quelle responsabi­lité incombe aux réseaux sociaux dans la situation actuelle ?

Je ne juge pas les médias, je fais mon travail de ministre de l’Intérieur. Quant aux réseaux sociaux, le pouvoir des images contrarie souvent la liberté de penser. La petite vidéo de quinze secondes peut avoir un effet loupe. Pour un ministre de l’Intérieur, c’est une difficulté supplément­aire, car voir une personne en train de se faire agresser ou lire son histoire dans le journal, c’est très différent. Mais ces réseaux sont désormais une réalité. Il faut vivre avec et tenter de s’y adapter.

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« Il y a des endroits où faire respecter la loi est plus difficile qu’ailleurs. »
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« Par conviction, par définition, je suis du côté des policiers et des gendarmes. »

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