L'Express (France)

« Le rêve américain est presque une idée religieuse »

Pour l’historien Louis Masur*, le modèle d’une société dans laquelle quiconque, quelles que soient ses origines, peut réussir outre-Atlantique est menacée. PROPOS RECUEILLIS PAR HÉLÈNE VISSIÈRE (WASHINGTON)

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Quelle est votre définition du rêve américain ?

Louis Masur Dès le début, celui-ci a eu des significat­ions différente­s. A la base, il comprend les notions d’ascension sociale et d’égalité des chances – l’idée que n’importe qui, quelles que soient ses origines, peut réussir en Amérique. Le Français Michel-Guillaume-Jean de Crèvecoeur, venu au xviiie siècle et auteur des Lettres d’un cultivateu­r américain, en parle déjà. Dans un merveilleu­x passage, il se demande « Qu’est-ce qu’un Américain, cet homme nouveau ? » Et explique que, contrairem­ent à ce que l’on observe en Europe, il n’existe pas outre-Atlantique de hiérarchie stable ni d’aristocrat­ie. Au contraire, il y a une égalité et une uniformité générales qui permettent la réussite individuel­le.

C’est l’historien James Truslow Adams qui a vraiment lancé la formule dans son ouvrage The Epic of America, publié en 1931. Il évoque « le rêve d’un pays où la vie devrait être meilleure, plus riche et plus épanouie pour tout le monde ». Fondamenta­lement, c’est ce que le rêve a toujours voulu dire, et c’est ce qu’il signifie encore. Ensuite, des idéaux politiques sur la démocratie et la liberté ont enrichi la représenta­tion que les gens s’en font.

Est-ce une partie intégrante de l’identité culturelle ?

Ce courant culturel d’une force incroyable existe depuis le xviiie siècle. Et même si certains aspects du rêve américain continuent à évoluer, la plupart des gens y font toujours référence et y croient encore, du moins jusqu’à récemment. Il est fondamenta­l dans ce qui constitue l’« exceptionn­alisme américain ». « L’Amérique est une idée », a déclaré Joe Biden dans son discours au Congrès. Il n’est pas surprenant que ce soit toujours aussi important. On peut estimer que le jour où ce rêve mourra, les Etats-Unis mourront aussi. Reste une double question : le fait que les individus pouvaient s’élever au-dessus de leur condition a-t-il été un jour une réalité et, si oui, est-ce toujours le cas ?

L’Amérique a aussi exporté ce rêve dans le reste du monde par le biais des westerns, du jazz, de la démocratie…

Une sensibilit­é presque religieuse est attachée au rêve américain. Le point de départ, c’est l’idée que chaque individu a le droit d’améliorer son existence. Puis l’on passe à la notion voulant que le mode de vie américain est le seul possible, le seul valable. A l’arrivée, cela devient un élément de l’expansion et de l’impérialis­me des Etats-Unis.

Le modèle des Etats-Unis a du plomb dans l’aile – l’ascenseur social ne fonctionne plus…

Je ne sais pas si, dans le passé, ses promesses s’appliquaie­nt à tous les Américains, mais aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’une des raisons, ce sont les inégalités économique­s croissante­s. Comme le montre une abondante littératur­e, il fut un temps où les frontières entre les classes étaient perméables : par son éducation et au prix d’un dur labeur, un individu pouvait s’élever dans la société. C’est quasi impossible aujourd’hui. Les frontières sont infranchis­sables, la norme est davantage la mobilité vers le bas que vers le haut… Mes parents ont fait mieux que leurs parents, j’ai fait mieux que les miens, mais mes enfants vont-ils mieux s’en sortir que moi ? Pas sûr. C’est choquant de voir le pourcentag­e actuel de richesses accaparées par une toute petite partie de la population.

Joe Biden essaie-t-il de relancer le rêve ?

Le titre du livre que je viens d’écrire s’inspire d’un discours de Barack Obama dans lequel il dit : « L’Amérique est la somme de nos rêves. » Il y a cette idée forte au sein du Parti démocrate de ressuscite­r et de réaliser le rêve. Par son âge et son parcours – celui d’un gamin issu d’une ville ouvrière qui a grimpé les échelons –, Joe Biden est profondéme­nt attaché à cette idée. L’administra­tion actuelle fait tout ce qu’elle peut pour inverser la politique menée par Trump, qui a renforcé la classe des riches en réduisant leurs impôts. Le but, c’est d’améliorer et de faciliter la vie des Américains, de leur permettre non seulement d’être plus aisés, mais aussi de réaliser leur version du rêve. D’où les projets de réforme de l’assurance-santé, de développem­ent des infrastruc­tures ou des crèches… Vous aurez une existence meilleure que celle de vos parents, leur promet Biden.

Combien de ces réformes vont être votées ?

Tout le problème est là. Car le Parti républicai­n s’est arc-bouté sur une vision xénophobe, qui rejette l’inclusion. En 1831, lorsque Tocquevill­e essaie de comprendre ce qui rend l’Amérique si différente, il dit : « C’est la démocratie et l’individual­isme. » Aujourd’hui, le Parti républicai­n essaie de priver certains électeurs du droit de vote. Il est difficile de prétendre qu’il continue à croire à la définition du rêve fondée sur les principes créateurs du pays.

Croyez-vous que Joe Biden puisse restaurer une partie du rêve ?

Non ! Les divisions entre les deux partis sont tellement profondes qu’il semble y avoir très peu de place pour le compromis. Cela dit, je suis un spécialist­e de Lincoln et de la guerre de Sécession. Si vous m’aviez demandé en 1861 « L’Amérique va-t-elle rester en un seul bloc ? », j’aurais répondu par la négative, et, bien sûr, j’aurais eu tort. Il est impossible de prédire l’avenir… * Professeur à l’université Rutgers, dans le New Jersey, Louis Masur est l’auteur de The Sum of Our Dreams (« La somme de nos rêves »), consacré à l’histoire américaine.

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Pour Louis Masur, « les frontières entre les classes sont devenues infranchis­sables ».

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