L’innovation, pied au plancher
La machine américaine se transforme mais ne perd rien de sa vitalité, nourrie par un système académique décomplexé et un flot de financements privés et publics.
Lorsqu’il auditionne des recrues potentielles, Peter Thiel, investisseur visionnaire de la tech, demande : « Quel est le problème auquel vous êtes confronté tous les jours et que personne n’a encore résolu ? » ou « Quelle est la grande entreprise qui n’a pas encore été créée ? »
Même si la machine américaine à inventer se transforme, ses fondamentaux restent d’une vitalité exceptionnelle : l’éducation supérieure produit et attire toujours plus de talents, les flux financiers ne semblent pas près de se tarir, et, sous l’effet du Covid et de la nouvelle administration démocrate, l’argent public coule à flots pour renforcer des filières stratégiques. Si l’innovation nationale avait un problème, ce serait plutôt sa surpuissance économique, à laquelle se cognent des régulateurs en retard d’une guerre. Un problème de riche, en somme.
Les Etats-Unis sont pied au plancher dans la « Deep Tech » : intelligence artificielle, biotechnologies, industrie spatiale, nouveaux matériaux, ordinateur quantique, énergies du futur… Aujourd’hui, toutes ces disciplines contribuent à une fantastique accélération des processus de création : si les esquisses de vaccins à ARN messager (ARNm) ont pu être développées en quarante-huit heures en Allemagne et outre-Atlantique, c’est grâce à des simulations à base de données génétiques facilitées par des algorithmes d’intelligence artificielle. Et, selon le magazine MIT Technology Review, l’ARNm pourrait jouer un rôle décisif dans la lutte contre le cancer. Tous les secteurs, du transport à l’industrie alimentaire, sont dopés par les progrès des logiciels, de la miniaturisation, ou ceux réalisés dans le domaine des nouveaux matériaux.
C’est la réalisation du triptyque faster, cheaper, better (plus rapide, moins cher, meilleur) énoncé pour la première fois en 1992 par Daniel Goldin, alors administrateur de la Nasa. La technostructure de l’agence spatiale avait rapidement noyé l’idée, estimant impossible d’avoir les trois à la fois. Le démenti est venu vingt ans plus tard d’Elon Musk, qui a appliqué le concept à deux sociétés ayant révolutionné leur secteur : Tesla et SpaceX. « Des entrepreneurs comme Musk sont des modèles inspirants qui stimulent l’innovation et la prise de risques », analyse Sunil Nagaraj, qui a quitté le confort d’un géant du capital-risque de la Silicon Valley pour créer son fonds dédié aux technologies émergentes. Et, comme rien n’est jamais figé, Nagaraj a investi dans un
Le principal objectif ? Transformer l’impensable en plausible
constructeur de fusées qui espère bien contester la suprématie de SpaceX dans le New Space…
Autrefois, les grands laboratoires tels les Bell Labs ou le Xerox Parc étaient aux commandes de l’innovation. Aujourd’hui, le relais a été pris par de petites équipes agiles, peu hiérarchisées, qui disposent d’outils faciles à déployer. Il y a quelques années, lors d’un dîner à Palo Alto, l’un des dirigeants de Google, Sridhar Ramaswamy, justifiait l’agressivité commerciale de l’entreprise par la peur de l’obsolescence. « Au moment où nous nous parlons, à quelques kilomètres d’ici, des jeunes gens ont ouvert un compte chez AWS [NDLR : le cloud d’Amazon], installé de puissants logiciels gratuits, et inventent quelque chose qui peut menacer notre existence. »
Le monde académique, avec ses scientifiques travaillant (et souvent investissant) sans complexe dans des entreprises naissantes, n’est pas le seul à stimuler le secteur privé. La puissance publique lubrifie le cycle de l’innovation à coups de milliards de dollars, ce qui lui permet aussi de garder un oeil sur des découvertes potentiellement stratégiques. In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA, est ainsi présent dans plus de 200 start-up de la « Deep Tech ». Quant à la Darpa, l’agence des projets avancés du Pentagone, elle finance des technologies encore trop risquées pour les investisseurs privés (imaginez la DGSE et le ministère de la Défense injecter des fonds dans des start-up !).
Qu’ils soient privés, académiques ou publics, ces acteurs ne dévient pas de l’objectif : transformer l’impensable en plausible. Une question de survie, selon l’ingénieur Ramaswamy… qui, peu de temps après notre conversation, a quitté Google pour parier sur le moteur de recherche du futur.