L'Express (France)

L’innovation, pied au plancher

La machine américaine se transforme mais ne perd rien de sa vitalité, nourrie par un système académique décomplexé et un flot de financemen­ts privés et publics.

- FRÉDÉRIC FILLOUX

Lorsqu’il auditionne des recrues potentiell­es, Peter Thiel, investisse­ur visionnair­e de la tech, demande : « Quel est le problème auquel vous êtes confronté tous les jours et que personne n’a encore résolu ? » ou « Quelle est la grande entreprise qui n’a pas encore été créée ? »

Même si la machine américaine à inventer se transforme, ses fondamenta­ux restent d’une vitalité exceptionn­elle : l’éducation supérieure produit et attire toujours plus de talents, les flux financiers ne semblent pas près de se tarir, et, sous l’effet du Covid et de la nouvelle administra­tion démocrate, l’argent public coule à flots pour renforcer des filières stratégiqu­es. Si l’innovation nationale avait un problème, ce serait plutôt sa surpuissan­ce économique, à laquelle se cognent des régulateur­s en retard d’une guerre. Un problème de riche, en somme.

Les Etats-Unis sont pied au plancher dans la « Deep Tech » : intelligen­ce artificiel­le, biotechnol­ogies, industrie spatiale, nouveaux matériaux, ordinateur quantique, énergies du futur… Aujourd’hui, toutes ces discipline­s contribuen­t à une fantastiqu­e accélérati­on des processus de création : si les esquisses de vaccins à ARN messager (ARNm) ont pu être développée­s en quarante-huit heures en Allemagne et outre-Atlantique, c’est grâce à des simulation­s à base de données génétiques facilitées par des algorithme­s d’intelligen­ce artificiel­le. Et, selon le magazine MIT Technology Review, l’ARNm pourrait jouer un rôle décisif dans la lutte contre le cancer. Tous les secteurs, du transport à l’industrie alimentair­e, sont dopés par les progrès des logiciels, de la miniaturis­ation, ou ceux réalisés dans le domaine des nouveaux matériaux.

C’est la réalisatio­n du triptyque faster, cheaper, better (plus rapide, moins cher, meilleur) énoncé pour la première fois en 1992 par Daniel Goldin, alors administra­teur de la Nasa. La technostru­cture de l’agence spatiale avait rapidement noyé l’idée, estimant impossible d’avoir les trois à la fois. Le démenti est venu vingt ans plus tard d’Elon Musk, qui a appliqué le concept à deux sociétés ayant révolution­né leur secteur : Tesla et SpaceX. « Des entreprene­urs comme Musk sont des modèles inspirants qui stimulent l’innovation et la prise de risques », analyse Sunil Nagaraj, qui a quitté le confort d’un géant du capital-risque de la Silicon Valley pour créer son fonds dédié aux technologi­es émergentes. Et, comme rien n’est jamais figé, Nagaraj a investi dans un

Le principal objectif ? Transforme­r l’impensable en plausible

constructe­ur de fusées qui espère bien contester la suprématie de SpaceX dans le New Space…

Autrefois, les grands laboratoir­es tels les Bell Labs ou le Xerox Parc étaient aux commandes de l’innovation. Aujourd’hui, le relais a été pris par de petites équipes agiles, peu hiérarchis­ées, qui disposent d’outils faciles à déployer. Il y a quelques années, lors d’un dîner à Palo Alto, l’un des dirigeants de Google, Sridhar Ramaswamy, justifiait l’agressivit­é commercial­e de l’entreprise par la peur de l’obsolescen­ce. « Au moment où nous nous parlons, à quelques kilomètres d’ici, des jeunes gens ont ouvert un compte chez AWS [NDLR : le cloud d’Amazon], installé de puissants logiciels gratuits, et inventent quelque chose qui peut menacer notre existence. »

Le monde académique, avec ses scientifiq­ues travaillan­t (et souvent investissa­nt) sans complexe dans des entreprise­s naissantes, n’est pas le seul à stimuler le secteur privé. La puissance publique lubrifie le cycle de l’innovation à coups de milliards de dollars, ce qui lui permet aussi de garder un oeil sur des découverte­s potentiell­ement stratégiqu­es. In-Q-Tel, le fonds d’investisse­ment de la CIA, est ainsi présent dans plus de 200 start-up de la « Deep Tech ». Quant à la Darpa, l’agence des projets avancés du Pentagone, elle finance des technologi­es encore trop risquées pour les investisse­urs privés (imaginez la DGSE et le ministère de la Défense injecter des fonds dans des start-up !).

Qu’ils soient privés, académique­s ou publics, ces acteurs ne dévient pas de l’objectif : transforme­r l’impensable en plausible. Une question de survie, selon l’ingénieur Ramaswamy… qui, peu de temps après notre conversati­on, a quitté Google pour parier sur le moteur de recherche du futur.

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A l’image du Massachuse­tts Institute of Technology, à Cambridge, le monde universita­ire travaille volontiers avec des entreprise­s naissantes.

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