L'Express (France)

Le boom du nickel met la Nouvelle-Calédonie en fusion

Le « Caillou » est l’un des plus gros producteur­s de nickel au monde. Malgré l’envolée du cours de ce métal indispensa­ble aux batteries électrique­s, l’île peine à en tirer les bénéfices.

- PAR EMMANUEL BOTTA

Le territoire doit faire face à une concurrenc­e de plus en plus acérée

De la pluie à pleins seaux. De son bureau, situé à un jet de pierre de l’aéroport de Nouméa (capitale de la NouvelleCa­lédonie), Sébastien Lafargue regarde le ciel se vider jour après jour. « En quatre mois, il a quasiment autant plu que sur toute une année », se désole le directeur général de la Société des mines de la Tontouta. Un déluge dû au phénomène climatique La Niña. Difficile, dans ces conditions, de lancer les hommes et les machines à l’assaut de pentes dangereuse­ment glissantes pour aller extraire le nickel des mines à ciel ouvert. Rageant, alors que le cours du « métal du diable », porté notamment par le boom des ventes de voitures électrique­s – il s’agit d’un des métaux indispensa­bles au fonctionne­ment de la batterie – est au plus haut.

D’autant qu’avant les trombes d’eau l’île avait déjà été partiellem­ent paralysée pendant plusieurs mois par un conflit autour de la vente de l’usine métallurgi­que de Goro. Au coeur de ce dossier hautement inflammabl­e, la volonté des indépendan­tistes de voir une offre des locaux mettre la main sur l’usine du brésilien Vale, au nom de la « doctrine nickel », un corpus idéologiqu­e reposant notamment sur la maîtrise de la ressource. « Manifestat­ions à Nouméa, blocages un peu partout sur l’île, les gendarmes ont même dû faire feu alors que l’usine de Goro était prise d’assaut et les machines incendiées », raconte un industriel du Caillou, comme on surnomme l’île. Fort heureuseme­nt, un compromis a fini par être trouvé entre loyalistes et indépendan­tistes au début du mois de mars. Un « pôle calédonien » détient désormais 51 % du consortium, alors qu’une compagnie financière constituée par l’équipe managérial­e et un fonds d’investisse­ment australien aura 30 % du capital, le reste revenant au négociant suisse de matières premières Trafigura.

Reste maintenant à voir comment cet attelage compte remettre les comptes du site industriel dans le vert. Si le nickel représente 90 % des exportatio­ns de l’île – cinquième producteur mondial – et fait travailler de manière directe ou indirecte 1 salarié du privé sur 4, la filière affiche en effet un bilan économique catastroph­ique. « Les trois sites métallurgi­ques de l’île perdent de l’argent, et les usines du Nord et du Sud, construite­s il y a environ dix ans, n’ont même jamais dégagé le moindre bénéfice, faute d’avoir réussi à atteindre un niveau de performanc­e optimal », détaille Pierre Kolb, entreprene­ur local ayant travaillé une dizaine d’années pour le groupe minier Eramet. La faute aussi à des salaires 1,5 fois supérieurs à ceux de la métropole – comme sur toutes les îles où il faut importer la majorité des biens de consommati­on, le coût de la vie est très élevé en NouvelleCa­lédonie – et à une énergie deux fois plus coûteuse que sur le continent. Les centrales électrique­s du Caillou sont vieillissa­ntes et encore alimentées par des énergies fossiles, qu’il faut aussi importer. Deux récents rapports de la chambre territoria­le des comptes de la Nouvelle-Calédonie pointent également une gestion hasardeuse. Et révèlent l’ampleur du gouffre financier : 10,4 milliards d’euros d’endettemen­t pour la Sofinor (Société de financemen­t et d’investisse­ment de la province Nord), quasi intégralem­ent auprès de la province Nord, son actionnair­e public qui se retrouve à devoir gérer les défaillanc­es de la société censée représente­r ses intérêts.

Et l’instabilit­é politique de la collectivi­té française n’arrange pas la situation. A titre d’exemple, Eramet a lancé voilà dix-huit mois un plan de sauvetage de la Société Le Nickel (SLN), entreprise historique de l’île, avec des sites sur l’ensemble du territoire. Un des leviers clefs de ce plan est « de faire passer la capacité d’export de minerai de faible teneur de 4 à 6 millions de tonnes par an, mais on attend toujours l’autorisati­on du gouverneme­nt calédonien », explique Philippe Gundermann, directeur de la stratégie et

de l’innovation d’Eramet. En effet, les deux partis indépendan­tistes qui composent le gouverneme­nt élu en février dernier n’arrivent pas à s’accorder sur le nom du nouveau président, paralysant ainsi tout l’exécutif. Et la troisième consultati­on sur l’accession de ce territoire à la pleine souveraine­té inquiète : « Compliqué d’investir alors qu’on ne sait pas vers quoi on va », soupire un industriel.

Problème : le Caillou doit faire face à une concurrenc­e de plus en plus acérée, en particulie­r de l’Indonésie, dopée par une pluie de cash venue de Chine. « Premier producteur mondial, le pays a interdit au 1er janvier 2020 l’exportatio­n de nickel brut, afin d’obliger Pékin à investir dans ses usines », souligne Yves Jégourel, économiste et directeur adjoint du rapport CyclOpe, la bible des matières premières. « Le congloméra­t chinois Tsingshan y construit ainsi une usine dont la production annuelle pèsera 1,5 fois celle de l’ensemble de la Nouvelle-Calédonie », s’inquiète Xavier Gravelat, directeur général de la Société minière Georges Montagnat. « Si le minerai calédonien est plus riche et notre productivi­té meilleure, leurs coûts de production sont deux fois moindres que les nôtres », abonde Thibaut Martelin, directeur général du groupe Ballande, exploitant de plusieurs mines sur l’île. Il faut dire que les normes environnem­entales en Indonésie sont... proches de zéro. « Tout le monde sait que les entreprise­s chinoises rejettent des millions de tonnes de résidus solides au fond des océans », dénonce un profession­nel du secteur.

Pour de plus en plus de Calédonien­s, il est temps de faire de ce désavantag­e concurrent­iel une force. « Nos contrainte­s environnem­entales sont parmi les plus élevées au monde : il faut les valoriser en misant sur le nickel vert », martèle Pierre Kolb. Les industriel­s se disent prêts à suivre. « Nous militons pour l’élaboratio­n d’un “passeport batterie” afin que le consommate­ur final puisse connaître l’origine des métaux qui la constituen­t », souligne Pierre Gundermann côté Eramet. Et le PDG de Tesla Elon Musk, qui aime à s’imaginer en sauveur de l’humanité, a indiqué vouloir apporter son aide technique à l’usine de Goro, afin « d’intégrer de manière pérenne » ce nickel dans les batteries de ses bolides électrique­s. Un label vert qui pourrait même permettre, espèrent les écologiste­s locaux, d’établir des normes encore plus strictes qu’aujourd’hui afin de préserver une biodiversi­té unique sur la planète, mise à mal par cent cinquante ans d’histoire minière. « La Nouvelle-Calédonie est, derrière Madagascar, le second des 34 hot spots identifiés sur Terre, car la grande majorité des espèces animales et végétales sont endémiques à l’île », pointe Fabien Albouy, directeur de l’OEil, une associatio­n pour la sauvegarde de l’environnem­ent calédonien créée par les pouvoirs publics. Mais les consommate­urs, écolos en fin de repas mais plus circonspec­ts au moment del’addition, sont-ils enfin prêts à payer plus cher pour protéger la nature ?

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