Le boom du nickel met la Nouvelle-Calédonie en fusion
Le « Caillou » est l’un des plus gros producteurs de nickel au monde. Malgré l’envolée du cours de ce métal indispensable aux batteries électriques, l’île peine à en tirer les bénéfices.
Le territoire doit faire face à une concurrence de plus en plus acérée
De la pluie à pleins seaux. De son bureau, situé à un jet de pierre de l’aéroport de Nouméa (capitale de la NouvelleCalédonie), Sébastien Lafargue regarde le ciel se vider jour après jour. « En quatre mois, il a quasiment autant plu que sur toute une année », se désole le directeur général de la Société des mines de la Tontouta. Un déluge dû au phénomène climatique La Niña. Difficile, dans ces conditions, de lancer les hommes et les machines à l’assaut de pentes dangereusement glissantes pour aller extraire le nickel des mines à ciel ouvert. Rageant, alors que le cours du « métal du diable », porté notamment par le boom des ventes de voitures électriques – il s’agit d’un des métaux indispensables au fonctionnement de la batterie – est au plus haut.
D’autant qu’avant les trombes d’eau l’île avait déjà été partiellement paralysée pendant plusieurs mois par un conflit autour de la vente de l’usine métallurgique de Goro. Au coeur de ce dossier hautement inflammable, la volonté des indépendantistes de voir une offre des locaux mettre la main sur l’usine du brésilien Vale, au nom de la « doctrine nickel », un corpus idéologique reposant notamment sur la maîtrise de la ressource. « Manifestations à Nouméa, blocages un peu partout sur l’île, les gendarmes ont même dû faire feu alors que l’usine de Goro était prise d’assaut et les machines incendiées », raconte un industriel du Caillou, comme on surnomme l’île. Fort heureusement, un compromis a fini par être trouvé entre loyalistes et indépendantistes au début du mois de mars. Un « pôle calédonien » détient désormais 51 % du consortium, alors qu’une compagnie financière constituée par l’équipe managériale et un fonds d’investissement australien aura 30 % du capital, le reste revenant au négociant suisse de matières premières Trafigura.
Reste maintenant à voir comment cet attelage compte remettre les comptes du site industriel dans le vert. Si le nickel représente 90 % des exportations de l’île – cinquième producteur mondial – et fait travailler de manière directe ou indirecte 1 salarié du privé sur 4, la filière affiche en effet un bilan économique catastrophique. « Les trois sites métallurgiques de l’île perdent de l’argent, et les usines du Nord et du Sud, construites il y a environ dix ans, n’ont même jamais dégagé le moindre bénéfice, faute d’avoir réussi à atteindre un niveau de performance optimal », détaille Pierre Kolb, entrepreneur local ayant travaillé une dizaine d’années pour le groupe minier Eramet. La faute aussi à des salaires 1,5 fois supérieurs à ceux de la métropole – comme sur toutes les îles où il faut importer la majorité des biens de consommation, le coût de la vie est très élevé en NouvelleCalédonie – et à une énergie deux fois plus coûteuse que sur le continent. Les centrales électriques du Caillou sont vieillissantes et encore alimentées par des énergies fossiles, qu’il faut aussi importer. Deux récents rapports de la chambre territoriale des comptes de la Nouvelle-Calédonie pointent également une gestion hasardeuse. Et révèlent l’ampleur du gouffre financier : 10,4 milliards d’euros d’endettement pour la Sofinor (Société de financement et d’investissement de la province Nord), quasi intégralement auprès de la province Nord, son actionnaire public qui se retrouve à devoir gérer les défaillances de la société censée représenter ses intérêts.
Et l’instabilité politique de la collectivité française n’arrange pas la situation. A titre d’exemple, Eramet a lancé voilà dix-huit mois un plan de sauvetage de la Société Le Nickel (SLN), entreprise historique de l’île, avec des sites sur l’ensemble du territoire. Un des leviers clefs de ce plan est « de faire passer la capacité d’export de minerai de faible teneur de 4 à 6 millions de tonnes par an, mais on attend toujours l’autorisation du gouvernement calédonien », explique Philippe Gundermann, directeur de la stratégie et
de l’innovation d’Eramet. En effet, les deux partis indépendantistes qui composent le gouvernement élu en février dernier n’arrivent pas à s’accorder sur le nom du nouveau président, paralysant ainsi tout l’exécutif. Et la troisième consultation sur l’accession de ce territoire à la pleine souveraineté inquiète : « Compliqué d’investir alors qu’on ne sait pas vers quoi on va », soupire un industriel.
Problème : le Caillou doit faire face à une concurrence de plus en plus acérée, en particulier de l’Indonésie, dopée par une pluie de cash venue de Chine. « Premier producteur mondial, le pays a interdit au 1er janvier 2020 l’exportation de nickel brut, afin d’obliger Pékin à investir dans ses usines », souligne Yves Jégourel, économiste et directeur adjoint du rapport CyclOpe, la bible des matières premières. « Le conglomérat chinois Tsingshan y construit ainsi une usine dont la production annuelle pèsera 1,5 fois celle de l’ensemble de la Nouvelle-Calédonie », s’inquiète Xavier Gravelat, directeur général de la Société minière Georges Montagnat. « Si le minerai calédonien est plus riche et notre productivité meilleure, leurs coûts de production sont deux fois moindres que les nôtres », abonde Thibaut Martelin, directeur général du groupe Ballande, exploitant de plusieurs mines sur l’île. Il faut dire que les normes environnementales en Indonésie sont... proches de zéro. « Tout le monde sait que les entreprises chinoises rejettent des millions de tonnes de résidus solides au fond des océans », dénonce un professionnel du secteur.
Pour de plus en plus de Calédoniens, il est temps de faire de ce désavantage concurrentiel une force. « Nos contraintes environnementales sont parmi les plus élevées au monde : il faut les valoriser en misant sur le nickel vert », martèle Pierre Kolb. Les industriels se disent prêts à suivre. « Nous militons pour l’élaboration d’un “passeport batterie” afin que le consommateur final puisse connaître l’origine des métaux qui la constituent », souligne Pierre Gundermann côté Eramet. Et le PDG de Tesla Elon Musk, qui aime à s’imaginer en sauveur de l’humanité, a indiqué vouloir apporter son aide technique à l’usine de Goro, afin « d’intégrer de manière pérenne » ce nickel dans les batteries de ses bolides électriques. Un label vert qui pourrait même permettre, espèrent les écologistes locaux, d’établir des normes encore plus strictes qu’aujourd’hui afin de préserver une biodiversité unique sur la planète, mise à mal par cent cinquante ans d’histoire minière. « La Nouvelle-Calédonie est, derrière Madagascar, le second des 34 hot spots identifiés sur Terre, car la grande majorité des espèces animales et végétales sont endémiques à l’île », pointe Fabien Albouy, directeur de l’OEil, une association pour la sauvegarde de l’environnement calédonien créée par les pouvoirs publics. Mais les consommateurs, écolos en fin de repas mais plus circonspects au moment del’addition, sont-ils enfin prêts à payer plus cher pour protéger la nature ?