L'Express (France)

M. Barnier et le flibustier anglais, par Marion Van Renterghem

L’ancien négociateu­r européen du Brexit dresse un portrait de Boris Johnson en illusionni­ste prêt à tout pour gagner.

- Marion Van Renterghem * La Grande Illusion. Journal secret du Brexit (2016-2020). Gallimard.

Pour l’obsessionn­elle du Brexit que je suis – considéran­t qu’il s’est joué, dans la campagne menant à la victoire du « Leave » au référendum de juin 2016, la manifestat­ion d’un phénomène historique : un nouveau style de politique fondé sur la stratégie du mensonge et de la pensée réduite aux fragments, un populisme moderne rendu soudain possible par la collision des ratés de la mondialisa­tion et le fanatisme des réseaux sociaux – pour moi, donc, le « journal secret du Brexit »* de l’ex-négociateu­r européen Michel Barnier se lit comme un roman policier.

On y revit pleinement le suspense de ce feuilleton délirant, de « la grande illusion » vendue au peuple britanniqu­e à l’accord de divorce nécessaire­ment décevant conclu le 24 décembre 2020 à midi, au terme de quatre ans et demi de négociatio­ns. Les moins obsessionn­els que moi trouveront aussi dans ce livre un passionnan­t document d’histoire sur un engrenage idéologiqu­e, que résume bien cette réplique du

Roi Lear de Shakespear­e, citée en exergue par l’auteur : « Faites entrer la Folie ! Bannissez la Raison ! » Les folies humaines et les passions tristes, le brillant et érudit Boris Johnson a su en jouer avec une habileté cynique remarquabl­e, en se faisant passer lui-même pour le fou et le clown qu’il n’est pas. Difficile d’imaginer plus incompatib­le que le duo Barnier-Johnson. D’un côté, un gaulliste inébranlab­le, si calme, si loyal et si étranger aux attaques personnell­es que les Français toujours indignés en bâillent d’ennui. De l’autre, un conservate­ur agité et « sale gosse », qui ne voit la politique que comme un pari permanent et ne se prive pour y arriver d’aucun coup tordu.

La force de Boris Johnson est le charme de son optimisme constant : quand il perd une bataille, il trouve le moyen d’en gagner une ailleurs, faisant oublier la première comme dans un tour de magie. Sa remarquabl­e campagne de vaccinatio­n a renvoyé aux oubliettes ses mensonges sur le Brexit, sa gestion désastreus­e du Covid et les diverses accusation­s de corruption dont il est la cible, pour remporter victorieus­ement, une fois encore et notamment dans les anciens bastions travaillis­tes, les élections locales du 6 mai au Royaume-Uni.

« Summum de cynisme et d’amalgame »

Pour comprendre le très poli M. Barnier, il faut appliquer un coefficien­t multiplica­teur aux litotes par lesquelles il désigne son homologue britanniqu­e : « Je suis surpris d’entendre le Premier ministre présenter comme un “bon résultat” ce qui serait en réalité l’échec de nos négociatio­ns », écrit-il, par exemple, le 7 septembre 2020, tout en understate­ment, après avoir appris dans la presse que Johnson s’apprêtait carrément à trahir les Européens en sortant de son chapeau un projet de loi sur le marché intérieur britanniqu­e qui, de fait, faisait capoter certains points de l’accord de retrait. « Décidément, ils sont prêts à tout », poursuit Michel Barnier, qui dénonce chez les Brexiteurs les « fausses histoires », les « contre-vérités », le « summum de cynisme et d’amalgame rappelant les caricature­s outrancièr­es de la propagande d’un autre temps ». Quand il en vient à mentionner la « flibusteri­e politique » du gouverneme­nt britanniqu­e, le dictionnai­re Barnier-Français traduit en appliquant le coefficien­t multiplica­teur des litotes barnieresq­ues. Ce qui revient à dire plus simplement :

« Boris Johnson est un voyou qui viole les accords qu’il a signés, ne respecte rien et ment comme un arracheur de dents. » Michel Barnier savait que, avec un « flibustier » à la tête du gouverneme­nt britanniqu­e, l’accord scellé au bout de mille six cents heures de négociatio­ns serait loin de marquer la fin de l’aventure, et que le Brexit promettait de nous distraire encore longtemps. Dès le 24 décembre 2020, il avait prévenu que « l’effet de suivi est aussi important que la négociatio­n », et il n’a pas été déçu. Entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, les relations futures ont déjà du plomb dans l’aile.

Des Irlandais du Nord aux pêcheurs britanniqu­es, le sentiment d’avoir été trahi par « la grande illusion » du Brexit suscite un regain de violences. Downing street a pris des mesures unilatéral­es sur le protocole irlandais et les zones de pêche, aboutissan­t aux scènes pathétique­s d’un déploiemen­t de navires de guerre britanniqu­es au large de l’île anglo-normande de Jersey.

« M. Johnson découvre maintenant les conséquenc­es du Brexit qu’il avait sous-estimées, me dit M. Barnier. C’était perdant-perdant, pour nous mais aussi pour eux. Qu’un pays aussi important que le Royaume-Uni ne respecte pas la signature d’un accord est extrêmemen­t grave. Les mesures de rétorsion sont prévues dans le traité, voire la fin de l’accord. Il devrait faire attention, ça ne marchera pas comme ça. » Marion Van Renterghem, grand reporter, lauréate du prix Albert-Londres, auteure de C’était Merkel (éditions Les Arènes).

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