Asie-Pacifique Inde La « tigresse du Bengale » qui défie Narendra Modi
Le puissant parti à la tête du pays n’a pas réussi à ravir le Bengale-Occidental à la cheffe du gouvernement de cet Etat, Mamata Banerjee.
Narendra Modi aurait-il enfin trouvé une adversaire à sa mesure ? Après avoir infligé une cinglante défaite au Parti du peuple indien (BJP), la formation du Premier ministre, lors d’un scrutin régional récent, Mamata Banerjee, 66 ans, émerge telle une héroïne de l’atone opposition du pays. Dans l’Etat du Bengale-Occidental, qu’elle dirige depuis 2011, elle s’est érigée en véritable rempart contre les nationalistes hindous au pouvoir à New Delhi.
Surnommée « Didi » (« grande soeur », en bengali) et parfois même « la tigresse du Bengale », elle a affronté avec panache la redoutable machine électorale du BJP. Blessée au début de la campagne, elle a sillonné les rassemblements en fauteuil roulant, un pied dans le plâtre. « Avec ma seule jambe valide, je vais mettre le BJP hors jeu », avait-elle lancé à la tribune, fin mars. Drapée dans un sari blanc, ses longs cheveux ébène retenus en arrière, elle s’est montrée fidèle à sa verve légendaire.
Et le verdict , dévoilé le 2 mai, a été sans appel. Son parti, le All India Trinamool Congress (TMC), domine largement la nouvelle assemblée locale, avec 213 sièges sur 292, là où le BJP n’en compte que 77. « Le Bengale a sauvé l’Inde aujourd’hui », a-t-elle jubilé du haut de son 1,63 mètre. Seule femme à diriger un Etat indien, elle « rempile » donc pour un troisième mandat à la tête de l’exécutif du Bengale-Occidental, un territoire plus peuplé que l’Allemagne.
« C’est une performance extraordinaire, peu de partis auraient été capables de résister à la pression d’un BJP qui a déployé toute sa puissance politique, financière et institutionnelle », juge Neelanjan Sircar, maître de conférences à l’université Ashoka. Le Premier ministre, Narendra Modi, et son fidèle lieutenant Amit Shah avaient en effet multiplié les apparitions, en pleine résurgence de l’épidémie, suscitant ce commentaire de sa rivale : « Au cours des six derniers mois, le gouvernement n’a rien fait, mais il est venu tous les jours au Bengale ! »
Toujours en première ligne, cette célibataire s’est forgé une réputation d’infatigable « bagarreuse ». Au cours de sa longue carrière politique, elle a fait des grèves de la faim et participé à d’innombrables manifestations. Elle a pris, au sens propre, des coups – assénés tantôt par la police, tantôt par ses adversaires politiques. Issue d’un milieu modeste, cette fille d’instituteur a d’abord rejoint le parti historique du Congrès. Dans un Bengale-Occidental aux mains des communistes depuis la fin des années 1970, elle s’impose comme l’étoile montante de l’opposition. En 1998, elle crée sa propre formation, le TMC, et travaille d’arrache-pied pour se constituer une large base populaire. Quatre ans plus tard, elle remporte les élections régionales face aux marxistes, son premier grand fait d’armes. En 2012, Time Magazine la classe parmi les 100 personnalités les plus influentes de la planète. Et la décrit comme « clivante, mais prête à jouer un rôle encore plus important » en Inde.
L’heure est-elle venue ? « Après cette campagne au vitriol, sa principale ambition sera de créer une plateforme nationale de lutte contre Narendra Modi », affirme Arati Jerath, analyste politique. En mars, elle avait adressé une lettre à 15 leaders de l’opposition, les appelant à s’unir contre le BJP, qu’elle accuse de mettre à mal la démocratie. Avec cette victoire écrasante, elle a défié tous les pronostics. Là où le BJP a tenté de polariser l’élection selon des lignes de fracture communautaires entre hindous et musulmans, les questions économiques et sociales portées par le TMC ont pris le dessus. « Le BJP est régulièrement accusé de favoriser les puissants et de ne pas s’occuper du peuple, estime Neelanjan Sircar. La contestation paysanne qui a secoué le pays en début d’année témoigne de ce malaise grandissant ; le TMC a exploité cette vulnérabilité. »
Une stratégie d’autant plus efficace que la colère contre le Premier ministre gronde. Pour beaucoup, son laxisme a favorisé la deuxième vague de Covid-19 qui ravage le pays. Sur les réseaux sociaux, le hashtag Resign Modi (« Modi démission ») a fait son apparition. « Le gouvernement nous a laissé tomber », s’est insurgée l’écrivaine Arundhati Roy dans le quotidien britannique le Guardian, qualifiant la situation de « crime contre l’humanité ».
Le chemin sera long, cependant, pour que Didi puisse espérer rassembler derrière elle les anti Modi sur la scène nationale. « L’empreinte du BJP reste forte et l’écart avec l’opposition, énorme. Pour transformer l’essai en 2024, Mamata Banerjee devra fédérer au moins six à huit partis », avertit Rahul Verma, du Centre de recherche sur les politiques. Sans quoi son rôle restera purement symbolique.