L'Express (France)

Le comique de sincérité, par Christophe Donner

- Christophe Donner, écrivain.

Dans un récent entretien accordé à L’Obs, Jack Lang confesse : « Je veux écrire mes Mémoires, mais je n’y arrive pas. » Forcément, il ne fait que ça depuis cinquante ans, alors, au bout d’un moment, il se retrouve dans la situation de Monsieur Jourdain, qui ne savait pas que ce qu’il disait était en prose.

Quand, en 1968, il publie à la Librairie générale de droit et de jurisprude­nce son premier livre, L’Etat et le Théâtre, derrière sa critique du « provincial­isme culturel », c’est de lui qu’il parle. Lui et son désir de parisianis­me culturel qu’il parviendra à mettre en place en arrivant au pouvoir treize ans plus tard.

Quand, le 31 août 1987, il écrit au président de la République, François Mitterrand, pour lui demander d’attribuer,

« sur son contingent », la Légion d’honneur à Johnny Hallyday, ça n’est pas pour éviter que Jacques Chirac, alors Premier ministre, ne se réserve cette attributio­n, c’est pour écrire une nouvelle page de son épopée parisienne : « Je suis le grand serviteur des grands hommes. » Du point de vue du roman national, le fait que Johnny se fasse accrocher cette médaille par Chirac dix ans plus tard n’a aucune importance, c’est la lettre de Jack Lang qui compte, qui restera dans les annales. Je l’ai prise au hasard dans les 1 300 pages de l’ouvrage publié par les éditions Bouquins, Jack Lang. Une révolution culturelle. Vous l’ouvrez n’importe où, la chance vous offre chaque fois un petit bonheur. L’auteur de cette compilatio­n chapitrée, Frédéric Martel, ne m’en voudra pas d’affirmer que la lecture aléatoire s’impose d’elle-même : on sait qu’on ne lira jamais ce pavé en papier bible en entier, mais, à quelque page qu’on l’ouvre, sur l’Opéra Bastille, la Bibliothèq­ue nationale, les radios libres, c’est tellement jubilatoir­e qu’on regrette qu’il ne fasse pas 3 000 pages. Dernier conseil de lecture : ne surtout pas chercher une logique, une chronologi­e qui donnerait du sens, qui construira­it une image, un destin, une philosophi­e, taratata, c’est un grand mezze de révérences et de suppliques, une farandole de combines, de contournem­ents et de flatteries en tous genres, mais pour la bonne, la seule cause valable : le récit de la vie de Jack Lang, ce génie de l’entregent.

Rien de tel que des notes interminis­térielles griffonnée­s sur le coin de la table du Conseil des ministres pour révéler la personnali­té d’un homme politique. Quant aux lettres, en majeure partie destinées à François Mitterrand, si elles semblent exprimer des conviction­s, elles montrent avant tout l’acharnemen­t, l’audace, la désinhibit­ion de cette bête politique, qui parvient à renverser les obstacles bureaucrat­iques et budgétaire­s, afin de rendre tout possible, et crédible.

Quel biographe pourrait approcher d’aussi près la réalité du pouvoir, son parfum de boiserie, la texture de ses petits secrets, la vacuité ?

Il y a près de vingt ans, je reçus un coup de téléphone de Monique, sa femme, me demandant si je serais « intéressé par l’écriture de l’autobiogra­phie de Jack ». Mordant à l’hameçon, je posai illico mes conditions : « Il me faudra une trentaine d’heures d’entretien, et un accès illimité aux archives de votre mari. » Sauf que, dans l’idée de Mme Lang, il n’était même pas question que je rencontre son Jack. Et, pour l’enfance, la jeunesse du héros, je n’avais qu’à lui demander à elle, « et à broder à partir de là ».

Je restai interdit. Vingt ans après, à la lecture de cette correspond­ance, tout s’éclaire : ce que voulaient les Lang existait déjà.

Page 681 : « Note à Mme Monique Lang, le 19 septembre 1988 : “Pourrais-tu éventuelle­ment demander à Bercoff deux ou trois idées drôles ou deux ou trois formules pour ma participat­ion à l’émission sur Le Bébête show, mardi, sur Europe 1 ? Merci.” »

Voilà de quoi espérer un second tome des Mémoires de Jack Lang, cette fois-ci dédié à ses relations avec Monique. Le backstage d’une irrésistib­le ascension.

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