Vaccins : le défi de la production dans les pays pauvres
Si la question de la levée des brevets des vaccins anti-Covid est toujours en suspens, des mécanismes existent pour favoriser les transferts de compétence et résoudre la problématique du verrou de la propriété intellectuelle.
Katherine Tai peut être fière de son effet. En annonçant, le 12 mai, que les Etats-Unis soutiendraient auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) la demande de l’Afrique du Sud et de l’Inde d’une levée temporaire des brevets sur les vaccins, la représentante américaine au Commerce a pris tout le monde de court. Depuis des mois, les pourparlers butaient sur le refus catégorique de plusieurs pays, parmi lesquels les Etats-Unis et ceux de l’Union européenne. Si ces derniers ont semblé un temps emboîter le pas à Washington, des déclarations plus nuancées n’ont pas tardé à émerger. « Nous ne pensons pas que cela soit une solution magique à court terme », tempérait la semaine dernière Charles Michel, président du Conseil européen.
De l’aveu de tous, la levée des brevets « ne résoudra pas tout ». Les tensions sur les matières premières, la nécessité de trouver des sites de production répondant à des normes très strictes et la maîtrise d’un savoir-faire complexe restent les principaux obstacles à la fabrication du précieux liquide. Mais le déséquilibre quant à l’accès au vaccin est flagrant. Selon les calculs de la Banque mondiale, les Etats « à revenus élevés » ont accaparé près de 50 % des doses injectées jusqu’ici, alors qu’ils ne représentent que 16 % de la population mondiale. « Quand on regarde la situation d’iniquité, on ne peut être que surpris par la lenteur des pays riches à apporter des solutions », se désole Nathalie Ernoult, chargée de la campagne d’accès aux médicaments essentiels au sein de Médecins sans frontières.
Farouchement opposés à la levée de la propriété intellectuelle, les laboratoires craignent de perdre leurs brevets, sources de revenus indispensables à l’innovation et à la prise de risque. « Le débat est très polarisé, reconnaît Bruno Versaevel, professeur à l’EM Lyon Business School, mais les arguments de l’industrie peuvent se comprendre, car les programmes de recherche et développement sont très longs et coûteux. »
En position d’arbitre, Ngozi OkonjoIweala, nouvelle directrice de l’OMC, prône, elle, une « troisième voie » consistant à faciliter les pourparlers avec les laboratoires pour assurer un équilibre entre respect de la propriété intellectuelle et augmentation des capacités de production.
« La meilleure manière de sécuriser l’accès à un produit, c’est de le faire soi-même »
« Il faut veiller à ne pas “antagoniser” les diverses parties prenantes, note une source bien au fait des demandes des firmes. Car ce sont elles qui ont le savoirfaire, les méthodes pour fabriquer un vaccin de qualité acceptable par les différentes autorités du médicament. »
A l’Organisation mondiale de la santé, on défend l’idée de licences volontaires et, pour cela, des mécanismes éprouvés permettraient de trouver un compromis. A l’image de la plateforme à but non lucratif Medicines Patent Pool (MPP), créée en 2010 pour répondre au problème de l’accès aux médicaments contre le VIH. Son but est d’agir comme un intermédiaire entre les industriels et les Etats demandeurs des brevets. Le MPP négocie des licences volontaires auprès des industriels en échange de l’accès à un nouveau marché et de royalties. Ensuite, la plateforme « sous-licencie » aux fabricants de génériques, ce qui permet de réduire considérablement le coût du médicament. « Le MPP a le mérite de ne pas remettre en question la propriété intellectuelle. Les industriels restent propriétaires des brevets, mais peuvent accorder des licences, non pas sur l’ensemble de la propriété intellectuelle du vaccin, mais sur les parties strictement nécessaires pour travailler sur tel ou tel segment de la production », explique Bruno Versaevel. De quoi donner davantage de contrôle aux laboratoires et ainsi les rassurer sur les risques. « Cette option est intéressante, car elle pousse les industriels à jouer le jeu de façon juste et équitable », abonde Didier Patry, le directeur général de France Brevets.
Sauf que ce dispositif ne séduit guère, pour l’instant. « Nous n’avons eu aucun contact avec des industriels pour les vaccins », déplore Gelise McCullough, porte-parole du MPP. Depuis le début de l’épidémie, les laboratoires ont favorisé les accords bilatéraux avec des sous-traitants, le plus souvent des gros producteurs de vaccins. C’est le cas, notamment, de l’accord conclu en juin 2020 entre Oxford/ AstraZeneca et le Serum Institute of India, qui produit désormais des centaines de millions de doses.
Reste que pour tous les pays pauvres, l’objectif est de mettre sur pied une filière complète de production de vaccins. En Afrique, la question est devenue un sujet de sécurité sanitaire. L’Union africaine a annoncé en avril le lancement d’un « partenariat pour la fabrication de vaccins africains », la finalité étant de créer cinq pôles de recherche et de production. Une dizaine d’acteurs de la chaîne de valeur, répartis dans cinq pays (l’Afrique du Sud, le Maroc, la Tunisie, le Sénégal et l’Egypte), ont déjà été identifiés. Mais le travail de la plupart d’entre eux se résume à des activités à faible valeur ajoutée.
En Afrique du Sud, le laboratoire américain Johnson & Johnson a passé, l’été dernier, un partenariat avec le groupe pharmaceutique Aspen Pharmacare afin de réaliser le flaconnage et le conditionnement de son vaccin. Situé à Port Elizabeth, le site d’Aspen « disposait de capacités résiduelles importantes, et il y a eu des discussions avec des groupes pharmaceutiques qui cherchaient de nouvelles capacités de production », constate Jean-Charles Rousset, directeur des opérations de fabrication d’Aspen. Après avoir conclu un accord avec Johnson & Johnson, une équipe de « quelques centaines de personnes » est venue travailler à l’adaptation de cette ligne de production. Aujourd’hui, Aspen fournit non seulement des vaccins en Afrique du Sud, mais aussi en Europe et aux Etats-Unis.
Tout l’enjeu sera donc de réussir à s’appuyer sur ces capacités existantes pour concevoir le principe actif. « Il faut se projeter dans le futur afin de développer des technologies nécessaires, en regardant ce qui a été fait avec d’autres vaccins et d’autres laboratoires, comme AstraZeneca et le Serum Institute of India, ou Pfizer et Sanofi, de sorte que ces transferts de technologies permettent une acquisition accélérée des capacités et du savoir-faire », estime Patrick Tippoo, fondateur de l’African Vaccine Manufacturing Initiative. Il rêve déjà de voir des usines africaines produire des vaccins contre le Covid d’ici à trois ou quatre ans, et l’assure : « La meilleure manière de sécuriser l’accès à un produit, c’est de le faire soi-même. » Le chantier est titanesque pour que la promesse ne reste pas à l’état de voeu pieux.