L'Express (France)

La Caisse de dépôt du Québec joue les chevaliers blancs

L’institutio­n canadienne possède 10 milliards d’euros d’actifs en France. Draguée par Suez, soutien de Couche-Tard dans l’opération Carrefour, elle continue ses emplettes à la SNCF.

- SÉBASTIEN POMMIER

En ces temps de pandémie, fini les voyages mensuels à Paris pour Emmanuel Jaclot. C’est depuis Montréal, où siège l’institutio­n, que le premier vice-président de la Caisse de dépôt et de placement du Québec (CDPQ) réalise ses achats. Pour ce Français qui fut directeur général adjoint d’EDF Energies Nouvelles, puis vice-président de Schneider Electric, et qui a franchi l’Atlantique à l’été 2018 pour rejoindre « la Caisse », comme on l’appelle dans la Belle Province, la distance n’est pas un problème. Quand on est l’un des leaders mondiaux du marché de l’investisse­ment, les portes s’ouvrent volontiers. Quand on ne vient pas directemen­t frapper à la vôtre.

« Entre le Québec et la France, il y a une proximité culturelle et linguistiq­ue. D’ailleurs, la langue de travail à la Caisse est le français, et nous avons 10 milliards d’euros d’actifs dans l’Hexagone (dans Alstom, Keolis, Colisée, Biogroup, Gecina) », confirme celui qui pilote le portefeuil­le mondial des infrastruc­tures de la CDPQ. Voilà un an, avant même d’être visé par l’OPA de Veolia, le groupe Suez avait fait les yeux doux à la Caisse, pour la convaincre de devenir l’un de ses actionnair­es de référence. Mais la violence de cette bataille franco-française l’a dissuadée de s’impliquer. A l’inverse, dans l’autre grand dossier qui a agité le capitalism­e tricolore cet hiver, Emmanuel Jaclot aurait vu d’un bon oeil que le distribute­ur canadien Couche-Tard, dont la Caisse est le deuxième actionnair­e, mène à bien son raid sur Carrefour, avant que l’Etat français ne mette son veto. Mais le dirigeant a remarqué qu’un peu partout dans le monde des barrières protection­nistes ont fleuri à la faveur du Covid.

Si son nom revient si fréquemmen­t dans l’actualité, c’est qu’avec 260 milliards d’euros investis sur la planète, la Caisse, créée en 1965, est devenue un investisse­ur de référence. C’est même l’un des champions mondiaux de l’immobilier, sa filiale Ivanhoé Cambridge gérant plus de 1 100 immeubles. Elle fait ainsi pousser dans le XIIIe arrondisse­ment de Paris, le long du périphériq­ue, les tours Duo dessinées par l’architecte Jean Nouvel. Deux gratte-ciel totalisant 105 000 mètres carrés qui seront inaugurés en 2021, le plus grand étant appelé à être, avec ses 180 mètres, le troisième plus haut édifice de la capitale derrière les tours Eiffel et Montparnas­se.

A l’origine, la CDPQ est un fonds de pension en charge des retraites des travailleu­rs du Québec selon un modèle par capitalisa­tion. « Nous gérons les pensions de 6 millions de Québécois. Ils nous confient leur argent pendant leur vie active, et nous le faisons fructifier pour leur retraite », résume Emmanuel Jaclot. « La Caisse fonctionne un peu comme un fonds souverain. Elle a aussi une bonne image d’investisse­ur de long terme dans le secteur privé », explique un banquier qui côtoie au quotidien ses collaborat­eurs – 1 400 dans le monde – chez de grands comptes. La CDPQ peut effectivem­ent s’enorgueill­ir d’être notée AAA par les principale­s agences de notation (Fitch, S&P…), comme l’Allemagne ou les Etats-Unis, par exemple – et mieux que la France (AA) !

Devant ses interlocut­eurs, la Caisse, qui a réalisé son premier investisse­ment internatio­nal en France en 1984, aime promouvoir « une saine culture du risque », assez loin de l’image que véhiculent les fonds de pension nord-américains. Roland

Lescure, le président de la commission des affaires économique­s de l’Assemblée nationale, la connaît bien : de 2009 à 2017, avant de devenir député des Français de l’étranger (Amérique du Nord), il en a été le n° 2. « La CDPQ est un symbole de l’autonomie financière du Québec. Un élément emblématiq­ue de la “révolution tranquille” des années 1960 qui a modernisé la province en procédant à de grandes nationalis­ations, comme celle des barrages électrique­s », rappelle le député, qui garde un devoir de réserve sur le sujet, mais voit dans le modèle de la CDPQ « l’alliance du meilleur des deux mondes : l’investisse­ment au service de l’intérêt général ».

En bon gestionnai­re, la Caisse aime diversifie­r ses placements (voir l’infographi­e). « Beaucoup d’activités ont souffert cette année, mais nous avons délivré 7,7 % de rendement en 2020 », se félicite Emmanuel Jaclot. Très honorable, bien qu’en dessous de son indice de référence (9,2 %). Ses saines finances lui permettent de continuer à jouer les chevaliers blancs sur les marchés. Toujours à l’affût, elle vient de s’offrir 30 % de la filiale européenne d’American Tower, à la tête d’un réseau de tours de télécommun­ication – secteur en pleine ébullition, générant beaucoup de cash – moyennant un chèque de 1,6 milliard d’euros.

Dans le même temps, devenue le premier actionnair­e d’Alstom (18 % du capital) à la faveur de l’acquisitio­n par l’industriel français de Bombardier Transport, elle négocie avec la SNCF le rachat d’une filiale spécialisé­e dans le fret, Ermewa, et de son parc vieillissa­nt de 100 000 wagons

de marchandis­es et citernes. Selon nos informatio­ns, les négociatio­ns ont débuté il y a plus de trois ans, la SNCF hésitant à se séparer d’un actif peu connu du grand public, mais quasi unique sur le marché. Seulement, après avoir perdu 3 milliards d’euros en 2020 à cause du Covid, la société publique est à sec et va donc céder Ermewa pour 3,3 milliards d’euros. « Un bon prix pour la SNCF », juge un acteur du secteur. « Nous avions déjà 30 % de Keolis et 30 % d’Eurostar en Europe. Mais nous n’avions pas d’actif dans le fret ferroviair­e. C’est une belle pépite, dans un secteur d’avenir », avance Emmanuel Jaclot.

Cet investisse­ment est aussi pour la CDPQ une façon de « décarboner » son portefeuil­le. En 2020, elle a profité de la crise pour se renforcer dans des entreprise­s pétrolière­s dont les cours de Bourse ont été chahutés. « Ils ont été opportunis­tes », confirme un analyste financier. Ce qui a toutefois fait grincer des dents au Québec, de même que les placements de plusieurs dizaines de milliards de dollars dans des sociétés basées dans des paradis fiscaux. « Pour chaque investisse­ment, nous calculons les émissions de CO2. A date, seuls 25 milliards d’euros de nos actifs sont zéro émission », reconnaît Emmanuel Jaclot. C’est pourquoi chaque collaborat­eur dispose pour ses investisse­ments d’un budget CO2 « qui doit baisser de 25 % d’ici à 2025. Nous conditionn­ons une partie de la rémunérati­on au respect de cet engagement », ajoute le viceprésid­ent. Avis aux dirigeants français, le chevalier blanc rêve aussi de devenir un géant vert.

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