La Caisse de dépôt du Québec joue les chevaliers blancs
L’institution canadienne possède 10 milliards d’euros d’actifs en France. Draguée par Suez, soutien de Couche-Tard dans l’opération Carrefour, elle continue ses emplettes à la SNCF.
En ces temps de pandémie, fini les voyages mensuels à Paris pour Emmanuel Jaclot. C’est depuis Montréal, où siège l’institution, que le premier vice-président de la Caisse de dépôt et de placement du Québec (CDPQ) réalise ses achats. Pour ce Français qui fut directeur général adjoint d’EDF Energies Nouvelles, puis vice-président de Schneider Electric, et qui a franchi l’Atlantique à l’été 2018 pour rejoindre « la Caisse », comme on l’appelle dans la Belle Province, la distance n’est pas un problème. Quand on est l’un des leaders mondiaux du marché de l’investissement, les portes s’ouvrent volontiers. Quand on ne vient pas directement frapper à la vôtre.
« Entre le Québec et la France, il y a une proximité culturelle et linguistique. D’ailleurs, la langue de travail à la Caisse est le français, et nous avons 10 milliards d’euros d’actifs dans l’Hexagone (dans Alstom, Keolis, Colisée, Biogroup, Gecina) », confirme celui qui pilote le portefeuille mondial des infrastructures de la CDPQ. Voilà un an, avant même d’être visé par l’OPA de Veolia, le groupe Suez avait fait les yeux doux à la Caisse, pour la convaincre de devenir l’un de ses actionnaires de référence. Mais la violence de cette bataille franco-française l’a dissuadée de s’impliquer. A l’inverse, dans l’autre grand dossier qui a agité le capitalisme tricolore cet hiver, Emmanuel Jaclot aurait vu d’un bon oeil que le distributeur canadien Couche-Tard, dont la Caisse est le deuxième actionnaire, mène à bien son raid sur Carrefour, avant que l’Etat français ne mette son veto. Mais le dirigeant a remarqué qu’un peu partout dans le monde des barrières protectionnistes ont fleuri à la faveur du Covid.
Si son nom revient si fréquemment dans l’actualité, c’est qu’avec 260 milliards d’euros investis sur la planète, la Caisse, créée en 1965, est devenue un investisseur de référence. C’est même l’un des champions mondiaux de l’immobilier, sa filiale Ivanhoé Cambridge gérant plus de 1 100 immeubles. Elle fait ainsi pousser dans le XIIIe arrondissement de Paris, le long du périphérique, les tours Duo dessinées par l’architecte Jean Nouvel. Deux gratte-ciel totalisant 105 000 mètres carrés qui seront inaugurés en 2021, le plus grand étant appelé à être, avec ses 180 mètres, le troisième plus haut édifice de la capitale derrière les tours Eiffel et Montparnasse.
A l’origine, la CDPQ est un fonds de pension en charge des retraites des travailleurs du Québec selon un modèle par capitalisation. « Nous gérons les pensions de 6 millions de Québécois. Ils nous confient leur argent pendant leur vie active, et nous le faisons fructifier pour leur retraite », résume Emmanuel Jaclot. « La Caisse fonctionne un peu comme un fonds souverain. Elle a aussi une bonne image d’investisseur de long terme dans le secteur privé », explique un banquier qui côtoie au quotidien ses collaborateurs – 1 400 dans le monde – chez de grands comptes. La CDPQ peut effectivement s’enorgueillir d’être notée AAA par les principales agences de notation (Fitch, S&P…), comme l’Allemagne ou les Etats-Unis, par exemple – et mieux que la France (AA) !
Devant ses interlocuteurs, la Caisse, qui a réalisé son premier investissement international en France en 1984, aime promouvoir « une saine culture du risque », assez loin de l’image que véhiculent les fonds de pension nord-américains. Roland
Lescure, le président de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, la connaît bien : de 2009 à 2017, avant de devenir député des Français de l’étranger (Amérique du Nord), il en a été le n° 2. « La CDPQ est un symbole de l’autonomie financière du Québec. Un élément emblématique de la “révolution tranquille” des années 1960 qui a modernisé la province en procédant à de grandes nationalisations, comme celle des barrages électriques », rappelle le député, qui garde un devoir de réserve sur le sujet, mais voit dans le modèle de la CDPQ « l’alliance du meilleur des deux mondes : l’investissement au service de l’intérêt général ».
En bon gestionnaire, la Caisse aime diversifier ses placements (voir l’infographie). « Beaucoup d’activités ont souffert cette année, mais nous avons délivré 7,7 % de rendement en 2020 », se félicite Emmanuel Jaclot. Très honorable, bien qu’en dessous de son indice de référence (9,2 %). Ses saines finances lui permettent de continuer à jouer les chevaliers blancs sur les marchés. Toujours à l’affût, elle vient de s’offrir 30 % de la filiale européenne d’American Tower, à la tête d’un réseau de tours de télécommunication – secteur en pleine ébullition, générant beaucoup de cash – moyennant un chèque de 1,6 milliard d’euros.
Dans le même temps, devenue le premier actionnaire d’Alstom (18 % du capital) à la faveur de l’acquisition par l’industriel français de Bombardier Transport, elle négocie avec la SNCF le rachat d’une filiale spécialisée dans le fret, Ermewa, et de son parc vieillissant de 100 000 wagons
de marchandises et citernes. Selon nos informations, les négociations ont débuté il y a plus de trois ans, la SNCF hésitant à se séparer d’un actif peu connu du grand public, mais quasi unique sur le marché. Seulement, après avoir perdu 3 milliards d’euros en 2020 à cause du Covid, la société publique est à sec et va donc céder Ermewa pour 3,3 milliards d’euros. « Un bon prix pour la SNCF », juge un acteur du secteur. « Nous avions déjà 30 % de Keolis et 30 % d’Eurostar en Europe. Mais nous n’avions pas d’actif dans le fret ferroviaire. C’est une belle pépite, dans un secteur d’avenir », avance Emmanuel Jaclot.
Cet investissement est aussi pour la CDPQ une façon de « décarboner » son portefeuille. En 2020, elle a profité de la crise pour se renforcer dans des entreprises pétrolières dont les cours de Bourse ont été chahutés. « Ils ont été opportunistes », confirme un analyste financier. Ce qui a toutefois fait grincer des dents au Québec, de même que les placements de plusieurs dizaines de milliards de dollars dans des sociétés basées dans des paradis fiscaux. « Pour chaque investissement, nous calculons les émissions de CO2. A date, seuls 25 milliards d’euros de nos actifs sont zéro émission », reconnaît Emmanuel Jaclot. C’est pourquoi chaque collaborateur dispose pour ses investissements d’un budget CO2 « qui doit baisser de 25 % d’ici à 2025. Nous conditionnons une partie de la rémunération au respect de cet engagement », ajoute le viceprésident. Avis aux dirigeants français, le chevalier blanc rêve aussi de devenir un géant vert.