Grandeur et décadence des ex-stars d’Internet
Yahoo!, Doctissimo, Dailymotion..., les grands noms du Web du début des années 2000 ont bien du mal à faire le poids face aux nouveaux venus. Explications.
Pas encore 30 ans et déjà has been. C’est le triste sort des anciennes gloires d’Internet. Comme si, sur le Web, le temps s’écoulait plus vite et que les icônes d’hier se fracassaient sur les innovations d’aujourd’hui. Ainsi, les ex-super stars Yahoo ! et AOL viennent d’être cédées par l’opérateur de télécommunications américain Verizon pour 5 milliards de dollars (4,13 milliards d’euros) au fonds Apollo. Soit quasi moitié moins que lors de leurs acquisitions respectives (2017 et 2015). Une décote synonyme de déclassement accéléré.
Face à l’hégémonie de Google et de Facebook, Verizon n’a donc pas réussi à faire le poids avec ses marques Internet. Leur chute est aussi spectaculaire que le fut leur grandeur. Il y a vingt ans, en pleine effervescence pour les valeurs de la nouvelle économie, le portail Yahoo ! faisait ses premiers pas en Bourse. Sa valorisation dépassa alors rapidement les 145 milliards de dollars. Huit ans plus tard, Microsoft offrait encore 44 milliards de dollars pour mettre la main dessus. La raison d’un tel échec ? « Yahoo ! a cherché à se développer comme une entreprise de médias plutôt que comme une société de technologie, avec beaucoup moins d’ingénieurs que Google et davantage de commerciaux, juge Stéphane Zibi, consultant en transformation numérique. Aujourd’hui, il le paie au prix fort, d’autant que Verizon n’a pas réussi à en faire un géant. C’est du gâchis. »
L’entreprise de Sunnyvale (Californie) n’est pas la seule à avoir pâti de l’émergence d’une nouvelle génération de start-up. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les pratiques des internautes, ces oiseaux migrateurs prompts à changer de nid. Zoom a damé le pion à Skype dans l’organisation de visioconférences ; le réseau social Facebook, fort de plus de 2 milliards d’utilisateurs, permet (bien) plus facilement de retrouver une connaissance que Copains d’avant, et Doctolib a relégué Doctissimo au rang de forum pour hypocondriaques avides de nouvelles affections. Comment expliquer ce décrochage ? Comment les pionniers d’hier ontils pu être à ce point ringardisés ?
Trois explications peuvent être avancées. D’abord, nombre d’entre eux ont changé plusieurs fois de propriétaires en quelques années, avec de profonds revirements stratégiques à la clef. Le service de communication Skype a ainsi été racheté
par le site de commerce en ligne eBay, pour faciliter les contacts entre acheteurs et vendeurs, avant d’être revendu à des fonds pour finalement rejoindre Microsoft en 2011. Cette fois, il s’agissait de proposer le logiciel aux entreprises et d’aider ainsi au travail collaboratif entre salariés. En France aussi, des stars de la première génération du Web ont connu ces changements. Le site de conseils en matière de santé Doctissimo est passé des mains des fondateurs à Lagardère Active, puis à TF1, en perdant plus de la moitié de sa valeur en dix ans. Le site tricolore de partage de vidéos Dailymotion a lui aussi été chahuté, repris par l’Etat, puis par l’opérateur de télécommunications Orange avant de finir au sein du groupe de médias Vivendi. « Un temps start-up modèle, Dailymotion s’est retrouvé ballotté entre des actionnaires qui n’en ont fait au mieux qu’un investissement marginal et au pis qu’une patate chaude qu’ils n’ont pas su développer, encore moins rentabiliser », explique Vincent Giolito dans l’ouvrage Les 16 Plus Belles Erreurs de la transformation numérique (Eyrolles).
Aujourd’hui totalement dépassée par YouTube, l’entreprise hexagonale a aussi été prise de vitesse par des services créés spécialement pour retransmettre des parties de jeux vidéo en ligne, comme Twitch (racheté par Amazon), ou diffuser des formats courts sur les smartphones, tels Snapchat ou TikTok. Ce dernier duo a ainsi vite attiré des centaines de millions d’utilisateurs du monde entier. Avec le développement de l’Internet mobile – amorcé par l’arrivée de l’iPhone en 2007 –, les premières jeunes pousses du Web, centrées sur l’ordinateur de la maison et pensées pour les PC, ont perdu de leur superbe. Menacé par cette révolution, Google a réussi à s’adapter grâce à son système d’exploitation Android, qui équipe désormais plus de 70 % des smartphones. « Et Facebook a opéré un virage sur l’aile en rachetant le réseau social Instagram, très puissant sur le mobile, rappelle Stéphane Distinguin, PDG de Fabernovel, spécialiste de l’innovation numérique. Sans cela, il aurait pu aller droit dans le mur. A l’époque, c’était un pari risqué, car Instagram lui avait coûté 1 milliard de dollars sans avoir jamais généré de chiffre d’affaires. »
Grâce à leurs poches profondes, ces deux géants aux pieds agiles ont pu multiplier les acquisitions et éviter d’être ringardisés. Ils se sont offert une seconde jeunesse en prenant le contrôle d’au moins 400 start-up lors de ces vingt dernières années. « On ne se souvient que des réussites, mais nombre de ces rapprochements n’ont finalement rien donné », modère Stéphane Distinguin. Moins bien dotées en capitaux, les sociétés européennes de la première génération n’ont pas pu suivre cette voie et sont restées implantées sur leur terre d’origine. Mais, ces dernières années, certains pays à la stratégie volontariste, dont la France, ont tenté de remédier à ce défaut et de faire émerger des « licornes », des firmes valorisées plus de 1 milliard de dollars. On en dénombre 12 dans l’Hexagone, oeuvrant dans différents domaines : le cloud (OVHCloud), le transport (Blablacar), la santé (Doctolib), l’assurance (Alan)… « En revanche, l’Europe n’a toujours pas joué son rôle, celui de faire émerger des acteurs du numérique puissants sur l’ensemble du Vieux Continent », regrette Giuseppe de Martino, cofondateur de Loopsider et président de l’Association des services Internet communautaires. Intelligence artificielle, ordinateurs quantiques, Internet des objets…, la prochaine étape sera peut-être la bonne. Celle de la nouvelle vague.