Les protocoles sanitaires sont-ils suffisants ?
La France passe à une étape cruciale du déconfinement en procédant à de nombreuses réouvertures. Une décision qui, selon les scientifiques, n’a pas assez pris en considération leurs recommandations.
Avec l’étape majeure de déconfinement le 19 mai – allègement du couvrefeu, réouverture des terrasses, des commerces, de certains lieux culturels, etc. –, c’est un peu la cage aux oiseaux qui s’est déverrouillée pour nombre d’entre nous. Mais certains spécialistes craignent plutôt un effet boîte de Pandore. Même le conseil scientifique, dans son avis du 6 mai, s’est montré circonspect, comme l’a reconnu Lila Bouadma, réanimatrice à l’hôpital Bichat, sur France Info, le 11 mai : « Le fait que ces réouvertures ne soient pas liées à des critères sanitaires stricts nous rend inquiets. » D’autres vont plus loin : « Chaque fois, des protocoles sanitaires ont été mis en place, mais ils ont été discutés entre les ministères et les responsables des branches concernées. Où sont les scientifiques ? » interroge Bruno Andreotti, professeur de physique à l’Université de Paris.
Ainsi le couvre-feu, qui reste en vigueur mais a été décalé de 19 à 21 heures, est une mesure emblématique, souvent présentée comme un totem par le gouvernement. Pourtant, son efficacité à enrayer la circulation du virus a largement été remise en question par plusieurs études. A l’instar de celle qui a été publiée le 3 mai par l’université de Giessen, en Allemagne, et menée sur la région de Hesse. « Il n’existe aucune preuve statistique de l’efficacité des couvrefeux nocturnes pour ralentir la propagation de la pandémie », explique Sven Heim, enseignant chercheur au Cerna, Mines ParisTech, qui a participé à ces travaux. Un constat abrupt, relativisé par l’équipe de Chloé Dimeglio, biostatisticienne au CHU de Toulouse. « Nos chiffres montrent clairement le bénéfice du couvre-feu à 21 heures [appliqué en octobre 2020], puisqu’il a aplati la courbe d’incidence. En revanche, lorsque, en début d’année, il a été décalé à 18 heures, il a eu un effet contre-productif : les gens se sont alors regroupés dans les magasins et supermarchés juste avant de devoir rentrer chez eux, ce qui a augmenté le risque de contamination. » La chercheuse met également en garde pour la période actuelle : « La levée des restrictions va mécaniquement entraîner une reprise de l’épidémie et les mesures adoptées au niveau national sont rarement pertinentes, parce qu’elles ne tiennent pas compte des réalités locales. »
D’autres modalités phares du déconfinement annoncées par le Premier ministre, Jean Castex, donnent des sueurs froides aux experts parce que les connaissances sur la propagation du Covid-19 ont évolué. Depuis un an, la contamination par voie aéroportée a été largement documentée : certes, les gouttelettes d’une taille supérieure à 10 microns (contenant le plus de virions), une fois expectorées par un malade, retombent au sol rapidement et à courte distance (moins de 2 mètres), mais il existe aussi de plus petites particules (inférieures à 5 microns) qui, elles, restent durablement en suspension dans l’air sous forme de « nuages » et sur de plus longues distances. « Nous ignorons encore la charge virale qu’elles contiennent », explique Matthieu Schuler, directeur général délégué du pôle Sciences pour l’expertise de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, qui vient de diligenter un groupe de huit personnes pour répondre à cette
question. « Inutile », répondent une bonne partie des spécialistes : ce débat est tranché depuis presque un an. « Il est acquis que ces aérosols sont une source majeure de contaminations – plus de la moitié, selon certains de mes collègues. Malgré cela, les recommandations des physiciens qui travaillent sur l’écoulement de l’air sont superbement ignorées », déplore Daniel Bonn, professeur à l’université d’Amsterdam. Or elles pourraient jouer un rôle déterminant si elles étaient prises en compte dans les règles du déconfinement.
Un dispositif aurait dû être généralisé dans les lieux culturels : le capteur de CO 2
Exemple : concernant les terrasses, le protocole sanitaire autorise des tables de six convives, sans jauge pour les petits établissements. « Mais, en fonction de la température et du vent, les conditions ne sont pas les mêmes, souligne Florian Poydenot, du laboratoire de physique de l’Ecole normale supérieure qui, avec le professeur Andreotti, vient de rédiger un article sur les risques de transmission par aérosol à paraître dans la revue Indoor Air. La solution, selon eux ? Placer au niveau des tables de petits ventilateurs qui vont créer un courant d’air pour repousser les aérosols vers le haut. » Une préconisation valable aussi pour les files d’attente des musées ou des cinémas.
Plus généralement, tous les espaces culturels clos (théâtres, musées, monuments, etc.) qui viennent de rouvrir vont faire l’objet d’un soin particulier. Selon les physiciens, un dispositif aurait dû y être généralisé : le capteur de CO2. Chaque être humain en émet et, dans une pièce, ce gaz se dilue au même rythme que les particules virales. « Nos études montrent qu’il y a un seuil de 800 parties par million (ppm). Une fois cette limite atteinte, l’air est considéré comme vicié, et il faut agir. D’abord par un système d’alerte pour baisser la jauge, puis en travaillant au niveau de la ventilation, en apportant de l’air frais », résume Bruno Andreotti. L’aération apparaît comme une mesure de bon sens mais elle a du mal à se généraliser. Dans la plupart des établissements recevant du public en intérieur, la norme consiste à évacuer l’air une fois par heure. Pour cela, certains grands centres commerciaux (plus de 20 000 mètres carrés) disposent souvent de larges portes qui, ouvertes en permanence, créeraient un renouvellement constant. Pas besoin non plus de se lancer dans de gros travaux pour changer les systèmes d’aération, « même si nous plaidons, lorsque cela est possible, pour l’installation de filtres Hepa, qui retiennent 99,9 % des particules de plus de 0,1 micron », ajoute Daniel Bonn.
En extérieur, enfin, comme l’ont montré les étudiants de l’Ecole normale supérieure, le risque n’est pas nul. « Les 2 mètres couramment admis ne sont pas une distance idoine, explique Florian Poydenot. Tout dépend de l’endroit où l’on se situe par rapport à une personne malade et des conditions de vent. » En cas de gros rassemblements (spectacles, festivals) et malgré les jauges imposées, le port du masque demeure la protection la plus efficace. « A condition de bien le porter et de privilégier les modèles FFP2 », précise le chercheur. Une façon de rappeler que, dans cette levée progressive des restrictions, la vigilance individuelle pour maintenir le maximum de gestes barrière demeure, à côté de la vaccination et des tests massifs, le troisième élément clef pour prévenir la reprise de l’épidémie.