Zao Wou-ki dans la lumière du Midi
L’ombre tutélaire de Cézanne plane sur le parcours fructueux et fragmenté du peintre franco-chinois, chantre désigné de l’abstraction lyrique, disparu en 2013.
Zao Wou-ki n’a encore jamais mis les pieds en Europe quand, au mitan des années 1930, âgé d’à peine 16 ans, il compose une Nature morte aux pommes cézannienne en diable. Du maître aixois, le jeune Pékinois ne connaît alors les oeuvres que par cartes postales interposées. Etudiant précoce à l’Ecole des beaux-arts de Hangzhou, où il s’affranchit rapidement de l’enseignement traditionnel chinois pour s’adonner à la peinture à l’huile, il arpente les rives du lac de l’Ouest, fasciné par « la légèreté de la lumière ou son épaisseur ». Là, il interroge sans fin « l’infinie complexité d’un bleu dans le minuscule reflet d’une feuille sur l’eau ». L’adolescent pressent-il que cette lumière sera au coeur de son fructueux parcours à venir ?
C’est justement à Aix-en-Provence, la ville de Paul Cézanne, que Zao Wou-ki (1920-2013) est le sujet d’une exposition orchestrée par Yann Hendgen et Erik Verhagen à l’hôtel de Caumont. Un éclairage thématique déroulé chronologiquement, où l’on retrouve le peintre figuratif, venu se perfectionner en France en 1948, jusqu’au passage progressif vers l’abstraction, matérialisé par le tableau Vent de 1954, puis à son retour la Chine sur la toile ou le papier, en passant par ses carnets de voyage, dont le périple au Japon effectué avec son comparse Soulages.
Le processus créatif de l’artiste fluctue au fil de ses relations conjugales. Quand ça tourne mal avec Lalan (épousée lorsqu’il n’a que 17 ans), il est dans la douleur de la rupture annoncée, comme l’illustre, en 1955, Ville engloutie, où l’introduction d’idéogrammes, inspirée par sa découverte des signes de Paul Klee, se confronte à des masses colorées qui prennent le pouvoir. Ce sont les traces chromatiques qui, dès lors, structurent sa peinture. Puis il y a May, recontrée en 1958 et atteinte d’une longue maladie, qui aura raison d’elle en 1972. A l’époque, le peintre renoue avec l’encre de Chine, sur les conseils de son ami Henri Michaux, pour accoucher de toiles rougeoyantes traversées de traînées noires. Enfin vient Françoise, l’ultime compagne, incarnant l’intimité in fine apaisée. Le Triptyque de 1997-1998 témoigne de ce vent de liberté qui anime l’artiste en mêlant l’action painting new-yorkaise et la calligraphie orientale sur un fond de jaune éclatant.
Le soleil du Midi n’est jamais loin. A partir de 2007, Zao Wou-ki peint sur le motif à La Cavalerie, l’antre luberonnaise du couturier Emanuel Ungaro. On en découvre aujourd’hui les aquarelles inédites aux traversées fuchsia fulgurantes. Un virage étonnant pour celui qui, longtemps, oeuvra dans un atelier parisien dénué de toute ouverture vers l’extérieur – ce qui fit de lui le représentant de la lumière intérieure... L’interprète de l’invisible. Dominique de Villepin, qui fut un proche – doublé d’un spécialiste – de l’artiste, livre un texte inédit dans le catalogue de l’exposition, où il décortique le lien entre le chantre de l’abstraction lyrique et ces terres ensoleillées, qui ont renouvelé son inspiration au soir de sa vie.
Suivant la tradition de son pays natal, Zao Wou-ki rend hommage à ceux qui l’ont guidé. Michaux en est, bien sûr, mais aussi l’architecte catalan Josep Lluis Sert, concepteur de la Fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence, et Matisse, dont Zao réinterprète la Porte-fenêtre à Collioure en y intégrant sa propre vision du vide et du plein. Sept décennies après sa Nature morte aux pommes, son Hommage à Cézanne, où l’arbre traversant le cadre telle une sentinelle dressée vers le ciel renvoie à La Montagne Sainte-Victoire au grand pin, confirme que l’ombre du génie aixois n’aura cessé de planer sur la trajectoire du Franco-Chinois, qui disait : « Je peins ma propre vie, mais je cherche aussi à peindre un espace invisible, celui du rêve, d’un lieu où l’on se sent toujours en harmonie, même dans des formes agitées de forces contraires. »