Les « tiers-lieux » remuent nos campagnes
Ces agoras des temps modernes insufflent sang neuf et créativité à des espaces longtemps abandonnés.
C’est dans un couvent du xie siècle que bat désormais le coeur de Vesseaux, bourgade ardéchoise de 1 800 âmes. Depuis à peu près deux ans, une vingtaine de travailleurs indépendants s’y côtoient au quotidien, en profitant de bureaux individuels et d’espaces partagés avec des artistes en résidence. « Les spectacles créés ici sont présentés en avant-première aux villageois », raconte Aline Rollin, cofondatrice des lieux. Le Vesseaux-Mère, ainsi qu’il a été baptisé, devrait bientôt s’étoffer d’un café culturel et d’un pôle numérique destiné notamment à former les anciennes générations aux rudiments d’Internet.
Encore un nouveau venu dans la famille des « tiers-lieux » – l’appellation consacrée pour ces endroits favorisant rencontres, apprentissage et créativité. Leur concept est né à la fin des années 1980 sous la plume d’un sociologue américain. « Ces lieux sont un pied de nez à l’idée qui a prévalu pendant plus d’un siècle dans l’urbanisme, qui consistait à réserver à chaque type d’espace une fonction précise : aux campus universitaires, la recherche ; aux zones industrielles, la production ; aux bibliothèques, la diffusion de la culture », rappelle Raphaël Besson, directeur du bureau d’études Villes Innovations. Regroupant des usages hétéroclites – coworking, jardins partagés, café philo, repaire de Géo Trouvetou ou capharnaüm pour saltimbanques –, les tierslieux font, eux, fi de ces prés carrés.
Nichée à Lourmarin (Luberon), sur le site d’une ancienne coopérative agricole, La Fruitière numérique fait ainsi cohabiter bureaux, cybercafé, services de soutien aux démarches administratives et atelier de fabrication numérique avec le marché de producteurs locaux. Un marché qui « attire chaque mardi jusqu’à 500 personnes dans notre village d’à peine plus de 1 000 habitants », confie Pauline Metton, la directrice de ce nouveau fief de l’économie locale. « Ce type de projet constitue un vrai phénomène sociétal, en particulier dans les villes moyennes et les territoires ruraux, car c’est là désormais qu’ils émergent en majorité », souligne Patrick Levy-Waitz, président de France Tiers-Lieux. Née il y a moins de deux ans, cette association vise à favoriser leur foisonnement, pour accélérer l’innovation et redynamiser certaines contrées avec le soutien de l’Etat. Celui-ci s’est engagé à financer, jusqu’à hauteur de 150 000 euros, le déploiement de 300 nouveaux sites dans le pays... dont la moitié dans nos campagnes.
L’essor du télétravail et l’appel du vert qui titille les cols blancs ne suffisent pas à expliquer cet engouement pour ces agoras champêtres. « Chez nous, ces espaces vont plus loin qu’une simple réflexion sur le travail à distance », confirme Christophe Thiébault, directeur du Syndicat mixte pour l’aménagement de la Vallée du Lot. A Monbalen, près d’Agen, La Maison forte se développe depuis 2018 avec, entre autres objectifs, la promotion d’une consommation responsable. Des ateliers populaires proposent de débattre sur la dette publique ou la souveraineté alimentaire. Des documentaires sont projetés en plein air pour susciter de nouvelles pratiques. On y apprend à cuisiner autrement, en privilégiant les aliments qui apportent plus de calories qu’il n’en faut pour les produire. Ou à construire des serres bioclimatiques.
Tout tiers-lieu qui se respecte se doit d’ailleurs de disposer d’un atelier de fabrication, de réparation ou de bricolage. Dans la Drôme, le 8 Fablab de Crest (8 000 habitants) est doté d’un petit arsenal high-tech, telle cette machine capable d’imprimer en 3D des objets en céramique à partir d’un dessin. Artisans et designers s’y croisent pour concevoir leurs prototypes, tandis que les ados viennent y créer des pendentifs en bois ou en cuir découpés au laser. « Chaque jeudi soir, explique Vincent Bidollet, l’un des animateurs, le public est aussi invité à venir faire réparer ses appareils électriques – du sèche-cheveux au smartphone. » Un service bien moins coûteux que le SAV des grandes enseignes d’électroménager. « Chez nous, dit-il, les gens paient ce qu’ils veulent. »