Le spectre de la « guerre civile », par Sylvain Fort
Les militaires pétitionnaires et Michel Onfray jugent le pays au bord de l’implosion. Une vieille rengaine.
Ainsi donc, nous voilà en guerre. Pas contre le Covid. Pas contre le terrorisme. Contre nous-mêmes. Les militaires pétitionnaires l’assurent (et le général de Villiers l’avait dit avant eux) : la guerre civile est imminente. Michel Onfray surenchérit : « Nous sommes en guerre civile. » Qu’on me permette d’user ici du privilège de l’âge. Commençant mes études supérieures, au début des années 1990, je me souviens de ces camarades disant d’un air grave : « le pays est au bord de l’implosion », « la révolution est là ». L’érudition alerte qu’ils démontraient par ailleurs dans leurs travaux académiques rendait plus impressionnante cette prophétie. Dans les années 2000, cette antienne n’avait pas cessé. On ne se souvient guère, sans doute, du discours de Jean-Marie Le Pen devant la statue de Jeanne d’Arc, en ce 1er mai 2002, dix jours après le coup de tonnerre qui avait ébranlé le paysage politique. Il y avait là une rhétorique dont la virtuosité a déserté les écrits pétitionnaires : le fond, lui, est demeuré le même lorsque étaient pointés du doigt « la haine répandue dans nos rues et les brandons de la guerre civile attisés au plus haut niveau ». En 2010, c’est Marine Le Pen qui, à propos de Nicolas Sarkozy, évoquait une situation de « pré-guerre civile » caractérisée par le « terrorisme urbain ». En 2016, Jean-Pierre Chevènement était affirmatif : « La guerre civile est devant nous. » La même année, lors de la primaire de la droite, Alain Juppé associait la réélection du même Sarkozy à un « risque de guerre civile ». Ces amabilités n’ont pas empêché Nicolas Sarkozy, en 2020, de faire part de sa vive inquiétude pour la « paix civile ».
Une fascination française
Il y aurait toute une généalogie à écrire de cet usage du spectre de la « guerre civile ». Elle inciterait peutêtre ceux qui le manient à une plus grande prudence. Car, ce que notre passé nous enseigne, c’est une sorte de fascination française pour la guerre civile, dont la menace semble bien être l’arrière-plan constant de notre Histoire et même de notre historiographie, théâtre brûlant de l’antique lutte des « races », des classes, des religions.
Nous nous questionnons depuis des siècles sur cette espèce de France introuvable, impossible à réduire à une ethnie, à une religion, à une culture, et qui pourtant construit, péniblement, lentement, souvent dans le sang, sa civilisation. La claire conscience de cette fragilité profonde de notre tissu national n’est pas d’hier. « Nous croyons être une nation, et nous sommes deux nations sur la même terre, deux nations ennemies dans leurs souvenirs, inconciliables dans leurs projets : l’une a autrefois conquis l’autre ; et ses desseins, ses voeux éternels sont le rajeunissement de cette vieille conquête énervée par le temps, par le courage des vaincus et par la raison humaine » : il n’est point ici question de nos clivages contemporains, mais, sous la plume d’Augustin Thierry en 1835, de cette brisure intime que la victoire des Francs sur les Gaulois infligea à notre Histoire, et que, selon cet historien, 1789 avait vocation à éteindre (on connaît la suite). Dans son ouvrage assez flamboyant, La Guerre civile (Gallimard, 2021), Guillaume Barrera suit pas à pas les métamorphoses politiques, sociales et doctrinales de ce génie que nous mettons à nous opposer, à nous confronter et, souvent, à nous massacrer.
Le goût commun du pardon
La claire conscience de ce danger, qu’ils avaient vécu dans leur chair, inspira en profondeur la pensée du général de Gaulle comme celle de François Mitterrand. On ne peut comprendre ni l’un ni l’autre sans se souvenir de cette hantise. Elle explique très largement leur politique comme, plus profondément, leur rapport à la nation. L’universalisme républicain y dialogue avec la terre et les morts de Barrès, comme si la proximité intime avec le sol et les paysages était l’ultime réassurance contre la discorde qui hante le coeur des Français. De là leur goût commun du pardon et de l’amnistie. « Dans l’histoire de France, il est rare que les grands déchirements n’aient pas été effacés par des amnisties ou des oublis volontaires dans les vingt ans qui les ont suivis », disait Mitterrand en 1991, et le mot-clef ici est : « volontaires ».
Amnésie et cynisme
Face à l’inguérissable angoisse de ceux qui connurent réellement les souffrances de la guerre civile, face aux exemples que nous donnent ces temps-ci d’autres nations authentiquement dilacérées par ces conflits intérieurs, il faut, pour jongler avec cette idée, une bonne dose d’amnésie, de cynisme et, au fond, de légèreté. Un effort de lucidité sur les désordres qui nous traversent invoquerait plus utilement – par exemple – la décérébration collective par les réseaux sociaux, la marginalisation de la haute culture, la sous-estimation flagrante des menaces extérieures, le culte effréné de l’argent dans un monde qui ne laisse plus d’oxygène à ceux qui n’en ont pas ou peu, l’effacement progressif du sacré (le mot même fait bondir, fût-il étendu hors les frontières du religieux), la violence consumériste, la vaticination millénariste, le regain racialiste, l’anesthésie de l’empathie par l’individualisme, le somnambulisme technologique, etc. Les effets d’estrade devraient au moins préserver de leur ébriété verbale l’Histoire de notre vieux pays, qui, depuis des siècles, s’écrit, hélas !, sur les cendres de nos déchirements.