L'Express (France)

« Les jeunes ayant une faiblesse psychologi­que tombent comme des mouches »

Dans un témoignage poignant, le musicien Benjamin Sire* raconte comment, durant cette crise sanitaire, sa fille s’est retrouvée dans une unité de soins pédopsychi­atriques.

- PAR BENJAMIN SIRE * Benjamin Sire est compositeu­r et journalist­e.

La lourde porte de l’unité de soins pédopsychi­atriques se referme sur notre fille. Pour la seconde fois depuis le début de la crise sanitaire, elle va passer plusieurs mois dans ce service. Nous reviendron­s demain. Manège rodé lors de la première hospitalis­ation. Se lever plus tôt dans la perspectiv­e de la visite qui contraint à achever la journée de travail à 16 h 30, rentrer en apnée et, au bout du couloir, ouvrir la porte de cette chambre vide et silencieus­e. Pendant des années, cette pièce fut pourtant un concentré de vie, une enclave de décibels heureuse, malgré les mauvais coups de la génétique et de la fatalité. Notre fille est née handicapée, il y a douze ans. Albinos oculo-cutanée, elle est également touchée par de légers troubles moteurs. Elle connaît par ailleurs la vie des enfants dont le QI est prétendume­nt trop élevé et pour lesquels la socialisat­ion est complexe. A force de solitude, elle s’est enfermée dans une succession de mondes imaginaire­s adaptés à son incommode vécu. Elle souffre aussi d’autres handicaps par délégation, chacun de ses parents étant porteur d’une carte d’invalidité, la mienne étant liée à plusieurs lourdes pathologie­s dont je suis atteint depuis l’adolescenc­e.

L’enfant a ainsi grandi cahin-caha, dans l’amour et la solidarité, mais aussi dans une forme d’insécurité qui a fini par révéler d’autres failles, mentales celles-là, nous ayant contraints à la faire consulter en pédopsychi­atrie. A raison, puisque les médecins ont confirmé l’existence d’un corpus pathologiq­ue justifiant la poursuite des séances. L’ensemble de ces difficulté­s ne l’a pas empêchée de suivre une brillante scolarité avant d’entrer au collège. C’est alors que survint la pandémie, le premier confinemen­t débutant le

17 mars 2020. Si cette période a pu être perçue par certains comme une sorte d’aventure propice à encourager les solidarité­s, la poursuite de l’épidémie a provoqué un contexte anxiogène atteignant particuliè­rement les jeunes et les enfants. Pour les personnes atteintes de troubles psychiatri­ques, l’évolution s’est faite en deux temps. Durant le premier confinemen­t, nombre de médecins ont constaté l’arrivée de primo-hospitalis­és touchés par l’enfermemen­t, tandis que leurs patients habituels semblaient mieux s’habituer au contexte. Las, à la longue, les primo-hospitalis­és sont devenus des cas pathologiq­ues, tandis que les malades anciens ont, à leur tour, fini par craquer. C’est ce qui est arrivé à notre fille.

A la rentrée de septembre, nous constatons son amaigrisse­ment et sommes alertés par de soudaines scarificat­ions. Nous apprenons qu’un harcèlemen­t scolaire est en cause. Malgré l’arrêt de celui-ci, son état continue d’empirer et prend un tour suicidaire. Avec le collège, nous décidons de la déscolaris­er. Ma compagne ne pouvant recourir au télétravai­l, je passe de nombreux jours seul avec notre fille dans l’angoisse du drame, écoutant ses souhaits macabres, comme paralysé. Juste avant Noël, nous la faisons donc hospitalis­er en pédopsychi­atrie. Elle y reste plus de deux mois. Une forme d’éternité… mais un séjour pourtant trop court, interrompu à notre demande. Elle semble aller mieux. Erreur. Au bout de quelques jours, les symptômes réapparais­sent. Le retour à l’école est un fiasco, et le collège nous signifie qu’il lui est désormais impossible de l’accueillir. Nouvelle hospitalis­ation, a minima jusqu’à fin juillet. Pour quel résultat ? Que faire ? Ces questions reviennent sans cesse. Notre histoire commence à être sue, les témoignage­s rapportant des difficulté­s similaires nous parviennen­t en nombre. Ainsi, ma compagne est appelée par une de ses cousines. Celle-ci raconte son grand adolescent qui, depuis le premier confinemen­t, reste enfermé dans sa chambre, ne voit plus ses amis et ne leur parle même plus via les réseaux. Les jeunes ayant une faiblesse psychologi­que ou un handicap tombent comme des mouches. L’hôpital nous le confirme. Ils sont débordés dans des proportion­s jamais connues.

L’adolescenc­e est l’âge de toutes les transforma­tions, de toutes les découverte­s, mais aussi des doutes et des remises en question. Elle n’a pas besoin d’une pandémie pour afficher son potentiel traumatiqu­e. Alors, avec le Covid, ce potentiel est exacerbé dans des proportion­s difficiles à envisager. Il faut tirer le signal d’alarme. Derrière la crise sanitaire, derrière la crise économique qui se profile, une autre, plus pernicieus­e, est en train de tisser sa toile, et il est impossible d’en mesurer les conséquenc­es à moyen terme : une crise psychiatri­que, qui atteint en premier une jeunesse prostrée, sidérée, comme si les circonstan­ces devenaient impossible­s pour cette génération jusque-là surprotégé­e. L’inquiétude est telle que les pouvoirs publics en ont pris conscience, faute de prendre réellement la mesure du problème. Alors, le président de la République a décidé d’offrir dix séances chez un psychologu­e aux enfants de 3 à 17 ans. Dix séances. Et après ?

« Il faut tirer le signal d’alarme. Derrière la crise sanitaire, derrière la crise économique qui se profile, une autre, plus pernicieus­e, tisse sa toile : une crise psychiatri­que, qui atteint en premier une jeunesse prostrée, sidérée et jusque là surprotégé­e »

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