Le xxe siècle n’est plus, par Yascha Mounk
La social-démocratie correspond à un certain type – révolu – de confrontation politique.
Au cours des dernières années, un défilé sans fin d’écrivains a prédit la mort de la social-démocratie. Ils avaient à moitié raison : l’apogée de ce courant politique est derrière nous.
Mais ils avaient également à moitié tort : d’autres partis fourre-tout, comme les démocrates-chrétiens, sombrent aussi dans les sables de l’oubli. Durant l’après-guerre, les sociaux-démocrates ont remporté nombre de suffrages dans pratiquement tous les pays européens. Ils étaient l’un des deux principaux Volksparteien, ou « partis du peuple », en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne.
Ils ont dominé la politique dans les pays scandinaves. Depuis lors, les partis sociaux-démocrates se sont considérablement affaiblis dans pratiquement toutes les grandes républiques. En France, les socialistes ont vu le nombre de leurs sièges tomber à 25 à l’Assemblée nationale et ont à peine une chance de participer au second tour de l’élection présidentielle l’année prochaine. En Allemagne, la part de voix du SPD a diminué de moitié environ en vingt ans. En Grande-Bretagne, Tony Blair reste le seul travailliste à avoir obtenu un mandat de gouvernement depuis plus d’un demi-siècle, et le parti est en train d’être évincé de son bastion traditionnel, dans le nord-est du pays. Même en Scandinavie, les sociaux-démocrates ont depuis longtemps cessé d’être le parti naturel de gouvernement.
Il y a plusieurs raisons à cette disgrâce. Le prolétariat n’est plus un milieu social culturellement fédérateur. Comme l’a souligné le politicien travailliste britannique Douglas Alexander après les dernières élections, son mouvement a « proposé aux électeurs une excursion au musée minier local, alors qu’ils voulaient aller à Euro Disney ». En conséquence, les partis de centre droit comme les Tories ou d’extrême droite comme le Rassemblement national remportent désormais la majorité des votes de la classe ouvrière. Il s’avère que les sociauxdémocrates n’étaient que l’avant-garde d’une tendance beaucoup plus large : le déclin et la chute des partis fourre-tout du xxe siècle, quelle que soit leur tradition idéologique.
Sur une échelle de temps plus longue, les chrétiens-démocrates ont subi un déclin similaire. En France, Les Républicains s’en sortent à peine mieux que le PS. En Allemagne, talonnés par les Verts, ils ne représentent plus que 23 % dans les sondages actuels. En Italie, la Lega, mouvement d’extrême droite aux racines séparatistes, est désormais le premier parti conservateur, suivi par les Frères d’Italie, groupe politique d’extrême droite aux racines fascistes.
Les raisons sont les mêmes que celles qui expliquent la disparition des sociaux-démocrates. Aujourd’hui, tout comme il reste peu de prolétaires (qui ont tendance à être culturellement de droite), il reste peu de bourgeois (qui ont tendance à être culturellement de gauche). Mais ce n’est pas seulement que ces deux milieux traditionnels composant les grandes familles des partis européens sont en train de disparaître : les questions auxquelles ils offrent des réponses ont cessé d’être au centre de la politique.
Du champ économique au champ culturel
Il y a quatre ou cinq décennies, une simple interrogation vous aurait probablement permis de deviner pour qui un Français, un Britannique, un Allemand ou un Suédois votait :
« Préférez-vous un Etat-providence plus développé et payer plus d’impôts, ou un Etat-providence moins développé et payer moins d’impôts ? » Ceux choisissant un pouvoir plus fort auraient eu toutes les chances de voter pour les sociaux-démocrates.
Ceux optant pour une réduction des impôts auraient probablement donné leur voix aux démocrates-chrétiens. Aujourd’hui, le principal champ de bataille de la politique s’est déplacé du champ économique au champ culturel.
Les sujets relatifs aux taux d’imposition et à l’Etat-providence sont devenus moins centraux qu’ils ne l’étaient. Ainsi, si vous voulez savoir si un électeur s’identifie à la gauche ou à la droite, vous devrez probablement poser des questions concernant l’immigration, le patriotisme ou peut-être la confiance dans les institutions. Parce que leurs électorats historiques ont des opinions divergentes sur ces thématiques, les partis traditionnels fourre-tout ont beaucoup de mal à développer un discours clair sur ces thèmes. C’est pourquoi ils sont rapidement concurrencés, voire supplantés par des mouvements fondés, eux, pour aborder les problématiques culturelles et non économiques. La politique du xxie siècle risque bien plus de ressembler à la bataille entre Macron et Le Pen, ou entre les Verts allemands et l’AfD, qu’à celle entre les sociaux-démocrates et les chrétiens-démocrates.