L'Express (France)

Jean-François Kahn en ses Mémoires

« Je me retourne et je me dis : “Mon Dieu, j’ai vécu ça!” », écrit-il en introducti­on de son ouvrage. Le célèbre journalist­e nous offre une traversée de trois quarts de siècle.

- ANNE ROSENCHER * Selon l’expression d’un autre « ancien de L’Express », Raymond Aron.

Pour replacer les choses dans leur perspectiv­e, rien de mieux que la méthode des échelles de temps. Par exemple, si l’histoire de la Terre s’écrivait sur une journée de vingtquatr­e heures, l’humanité ferait son entrée à 23 h 59 passées. Disons que la lecture du premier tome des Mémoires d’outre-vies (l’Observatoi­re) de Jean-François Kahn peut susciter un vertige du même genre. J’ai connu « JFK » il y a huit ans, pour avoir travaillé et appris à ses côtés au magazine Marianne, et je savais bien – rassurez-vous ! – que le journalist­e avait déjà une « petite carrière » derrière lui. Mais… à ce point ! Lui-même, au reste, demeure interdit devant l’ampleur de la chose : « Je me retourne et je me dis : “Mon Dieu, j’ai vécu ça !” » écrit-il en introducti­on de son dernier ouvrage.

« Ça », c’est-à-dire la traversée de trois quarts de siècle. « … étant né sous la IIIe République, l’année des déshonoran­ts accords de Munich, j’ai connu l’Etat français pétainiste, peut-être chanté Maréchal, nous voilà !, été bercé jeune par les souvenirs de la guerre 14-18, je me suis éveillé “politiquem­ent” sous la IVe République, traumatisé, d’emblée, par une “trahison” sociale-démocrate, j’ai traversé avec passion les soubresaut­s qui ont débouché sur la Ve République, “couvert” les événements de Mai 68, accompagné, en 1981, l’élection d’un président de gauche, vécu le dynamitage du clivage gauche/droite, assisté à la montée du national populisme et connu en tout dix présidents ». Suivent 650 pages d’une vie française, où Kahn, en « spectateur engagé* », dresse le procès-verbal d’un pan de l’Histoire contempora­ine – et encore, ce n’est que le premier tome.

L’homme ne s’attarde guère, voire pas sur sa vie privée : « Qui voulez-vous que ça intéresse ? » s’amuse-t-il, avec son rire qui part dans les aigus et jaillit tel un diablotin à ressort de sa boîte. Ses Mémoires passent de rédactions en combats, et de disputes en enthousias­mes. Une grande partie, au reste, se déroule à L’Express, où, reporter, il a couvert Mai 68, la guerre du Vietnam, enquêté sur l’assassinat de Ben Barka… On y croise quelques grands de la presse française, dont une Françoise Giroud solaire et magnétique, perdant, l’espace d’un instant, son impériale assurance un soir de bouclage : elle vient d’aviser qu’au bas de la couverture, en dessous du dossier sur la contracept­ion titré « Comment ne pas avoir d’enfant », figure un bandeau annonçant « Spécial Truman Capote »…

D’une rédaction, l’autre. D’un patron de presse, l’autre. J’ai des souvenirs de JFK, les soirs de bouclage, relisant, à 75 ans passés, la moindre page, la moindre légende photo, un stylo-feutre à la main, jusqu’à minuit, et que tout soit envoyé à l’impression. En plus d’être un intellectu­el du journalism­e, Kahn en est aussi l’un de ses plus grands « artisans », au sens premier, c’est-à-dire celui de l’artisanat. « En permanence m’obséda cette auto-interpella­tion : ce que je fais, ce que j’ai le privilège – car c’en est un – de pouvoir dire, est-il utile ? Rien ne m’a autant systématiq­uement obnubilé que cette question de l’utilité, écrit-il. Ai-je non seulement contribué à faire découvrir, connaître, comprendre, réfléchir, mais également douter ? » Oh ! la belle définition du métier que voilà.

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« Ai-je été utile? » se demande le journalist­e (ici, en février 1975).
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A L’Express, le 22 octobre 1971, lors d’une réunion de la commission de déontologi­e.

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